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Van Gogh : de nouvelles révélations - « Les Tournesols », un « chef-d’œuvre » en péril

Par Benoît Landais · Le Journal des Arts

Le 4 juillet 1997 - 1745 mots

En présentant comme un « chef-d’œuvre » les Tournesols que possède la compagnie d’assurance japonaise Yasuda, votre dossier semble tenir pour foucades les objections à leur authenticité. Les arguments qui préviennent contre cette toile ne sont pourtant pas subsidiaires.

Peinture la plus chère du monde lors de sa vente par Christie’s en 1987, le Bouquet de 14 Tournesols de Tokyo est mis en cause depuis plus de 3 ans par le chercheur italien Antonio de Robertis qui y a vu une copie apocryphe. Tout semble justifier sa contestation. Des incompréhensions manifestes, présentes dans cette toile très faible, témoignent d’un travail de copiste. On remarque plusieurs maladresses induites par des incompréhensions de l’original. C’est le cas de la ligne qui dessine le contour du vase sur la droite : elle remonte trop haut, jusqu’à traverser une fleur. L’appendice de la fleur en haut à droite est une erreur du même type. La tige traversant d’étrange manière une feuille à la gauche du vase est également la conséquence directe d’une méprise. D’autres gaucheries semblent plus spontanées, ainsi de la déformation du vase ou de trois ruptures de tiges de fleurs. La superposition des couleurs, que l’on devrait trouver juxtaposées, la main mécanique dans les endroits difficiles à traiter, la sécheresse de palette ou le caractère étriqué des volumes sont également accusateurs.

Imprécision
L’argument majeur invitant au rejet est le sentiment général d’imprécision. Il provient pour partie du remplissage de formes préalablement dessinées là où Vincent procédait à l’inverse, traçant son cerne pour délimiter ses plages de couleur. L’absence de définition dénonce une main ne sachant pas reproduire les formes "cassées" qui président à la "solidité" de la peinture de Vincent. La lecture attentive de la correspondance est tout aussi dommageable à l’authenticité. Dans ses lettres, Vincent évoque les 6 toiles arlésiennes de Tournesols que l’on retrouve ensuite dans la collection de la famille Van Gogh. Contrai­rement à ce qui fut dit, il n’y a pas de trace de la toile de Tokyo, plus éprouvant encore est qu’il n’y ait pas non plus de place pour elle. Vincent a d’abord réalisé, en août 1888, une première série de quatre Tournesols s’achevant par "2 toiles de 30" (72*92), d’abord 12, puis 14 Tournesols. En vue de les proposer en échange à Gauguin, qui souhaitait posséder les 14 Tournesols, Vincent copie, en janvier 1889, ses 2 toiles de 30. De l’avis général, les 12 Tournesols d’août 1888 sont ceux de Munich et leur répétition de janvier 89 est la toile de Philadelphie. Pour les 14 Tournesols, il est admis que la toile de la National Gallery de Londres est la toile peinte en août 1888 et que sa répétition est la toile d’Amsterdam. Les descriptions de Vincent, le style et différents indices, tous concordants, suggèrent au contraire que la toile d’Ams­terdam fut peinte en août 88. Si la toile de Londres est déjà une répétition, la toile de Tokyo – qui est sa copie – devient une "répétition de la répétition". Cela la rend très suspecte. L’absence de mention d’une "troisième toile" en janvier n’est pas anodine. Vincent évoquant une petite trentaine de fois ses Tournesols, son "silence" sur la toile de Tokyo s’apparente à un certificat de non-réalisation. De plus, le maillage très fin que donne la datation des lettres établie par Jan Hulsker ne laisse jamais, fût-ce une journée, pour la réalisation d’une seconde copie des 14 Tournesols. Au 28 janvier 1889, Vincent possède 4 "toiles de 30" de Tournesols, deux originaux et deux copies. Sa lettre du 30 janvier garantit qu’il n’a que "ces quatre bouquets-là." Au 3 février; il n’a pas de nouvelle copie, ses répétitions sont "ces deux tableaux…" La démonstration peut continuer jour par jour jusqu’à l’envoi de tous les Tournesols à Théo, fin avril. Sauf à forcer les mots et leur sens, il n’est pas possible de soutenir que Vincent peignit trois toiles de Tournesols en janvier 1889. Les difficultés liées au style et l’examen de la correspondance rendent hautement vulnérable la provenance proposée lors de la vente de la toile par Christie’s en 1987. Seule la présomption d’authenticité a pu laisser imaginer que la toile fut "envoyée à Paris depuis Arles le 2 mai 1887", et qu’elle a fait partie de la collection de Théo van Gogh, puis de Johanna, sa veuve. Il n’est pas convenable d’avoir transformé des conjectures en faits certains. L’absence de mention dans les inventaires de la famille Van Gogh est un argument lourd. Il était jusqu’à présent admis que l’inventaire d’entrée dans la collection de Johanna, dit "Liste A.B. 1891", avait été dressé par son frère André Bonger. Cela laissait supposer que des toiles avaient pu "s’échapper" entre l’inventaire du frère et la propriété de la sœur, juste après la mort de Théo. La comparaison des écritures ne laisse pas de doute, la "Liste A.B." a été dressée par Johanna. Cela fragilise encore le déjà très vague "probablement" vendu par Johanna à La Rochefoucauld "au début des années 1890."

Contradiction
Le "probable" emprunt de la toile à La Rochefoucauld, pour l’exposition organisée par Émile Bernard à la Galerie De Boutteville en 1892, présente, lui, l’inconvénient de contredire un texte de Bernard qui disait avoir alors emprunté des toiles que Johanna avait mises en dépôt chez le marchand Tanguy. S’affranchissant des provenances indiquées par De la Faille, le catalogue de Christie’s muait en certitudes des hypothèses de l’historien d’art Roland Dorn, qui s’était persuadé que la toile de Tokyo n’avait pu avoir Schuffenecker pour premier propriétaire. Cette piste était pourtant d’autant plus difficile à négliger que les spécialistes de Schuffenecker ont insisté sur sa "ligne si­nueuse" et que l’on en retrou­ve une sur la toile. La clef de voûte du raisonnement de Dorn était que le Soleil prêté par La Rochefoucauld à l’Exposition des Indépendants de 1905 était la toile de Tokyo. Une photo le dément : la toile alors prêtée était bien, ainsi que le signale le catalogue De la Faille, la toile de 12 Tournesols aujourd’hui à Philadelphie. En s’écroulant, la "propriété La Rochefoucauld" de 1905 entraîne toute la thèse. Malgré les six références à La Rochefoucauld données par Dorn et/ou Christie’s, rien ne suggère que La Rochefoucauld ait jamais acquis ou vendu, détenu ou montré la toile de Tokyo. La séquence "Johanna van Gogh-La Rochefoucauld" ne semble pas avoir convaincu. Supprimant toute référence à La Roche­foucauld, Walter Feilchenfeldt, proche collaborateur de Dorn, lui a substitué, dès l’année qui suivit la vente, une nouvelle origine : "Johanna van Gogh-Émile Schuffenecker". Feilchenfeldt s’appuyait pour cela sur des lettres dans lesquelles il avait cru trouver la trace des Tournesols de Tokyo. Il avait en fait trouvé celle d’une autre toile, les 12 Tournesols de Philadelphie achetés par Schuffenecker chez Tanguy en 1894. C’est cette toile que l’on retrouve chez La Rochefoucauld à partir de 1897 ou 1898. Les contradictions internes au tandem Dorn-Feilchenfeldt, ajoutées à leurs erreurs de lecture, disent quel cas faire de leur démarche prenant pour premier critère la provenance.

Dans la collection d’Émile Schuffenecker
Au début 1901, Schuffenecker possède des Tournesols. Procédant par élimination, il est possible de déduire qu’il s’agit de la toile de Tokyo. La collection d’Émile Schuffenecker passe ensuite sous le contrôle de son frère Amédée, où l’on retrouve la toile de Tokyo qu’il mettra en vente en 1904, à Bruxelles, puis en 1907, à Mannheim, avant de la céder au marchand Druet. Tout porte à croire que la toile de Tokyo apparaît pour la première fois en 1901 dans la collection d’Émile ; cela justifie de chercher à savoir ce qui s’est passé peu auparavant. En 1900, au moment de l’Expo­sition Universelle, huit mois avant que la toile de Tokyo apparaisse à Paris, Julien Leclercq emprunte à Johanna la toile qui servit de modèle : les 14 Tournesols de Londres. Julien Leclercq retient longtemps cette toile qu’il veut d’abord acheter, puis échanger, puis de nouveau acheter, bien que Johanna ait pratiquement doublé son prix. Envoyée, avec d’autres, "roulées, la peinture en dedans", la toile avait souffert lors du transport : "les toiles s’écaillaient par endroits. Leclercq eut recours à un technicien : il fit appel à Émile Schuffenecker…", le témoignage du peintre Judith Gérard, voisine de Leclercq, le dit. Mais il fallait que Johanna ignore qui était ce "technicien" ! À sept reprises, dans les lettres qu’il lui adresse, Leclercq s’applique à dissimuler à Johanna l’identité du "réparateur", "le restaurateur", "il", "on", "un hom­me habile", qui se charge de la "réparation". Tout confiant qu’on se veuille, il y a là de quoi froncer le sourcil. Autre anomalie. Si les quatre toiles de 30 de Tournesols de Vincent sont signées (nous savons qu’il signait alors les toiles destinées à l’échange ou aux expositions), la toile de Tokyo ne l’est pas. L’hypothèse, faite par Christie’s, d’une réalisation de la toile de Tokyo "pour Gauguin", déjà en contradiction avec "Gauguin […] me prenne ces deux tableaux" est donc à écarter définitivement.

Un format différent
Enfin, que le format de la toile de Tokyo soit différent des autres ne laisse pas d’intriguer. Vincent avait vu ses Tournesols comme les volets jaunes d’un triptyque encadrant une toile de 30 de la Berceuse. S’il avait entrepris la réalisation d’un "troisième triptyque", comme l’a suggéré le catalogue Christie’s, il n’aurait eu aucune raison de modifier son format. L’embarrassante question de "l’agrandissement" de la peinture était contournée par le catalogue, qui se contentait de remarquer que l’extension [de 972 centimètres carrés (!)] était antérieure à 1907. On peut, sans crainte de contredit, affirmer que ce repeint n’est pas de Vincent. L’obsédante question reste de savoir si toute la toile ne serait pas de la main du "restaurateur", de la main de cet "homme habile" qui admirait "Vincent toujours davantage", de la main de "mon ami Schuffenecker" qui venait, chez Julien Leclercq, "voir souvent", avec ses pinceaux, "les toiles que vous m’avez confiées…", de la main de celui qui "réparait", ou "finissait" Vincent, "retouchait", ou "terminait" Cézanne, qui copiait beaucoup et falsifiait à l’occasion, qui agrandissait les formats (il existe d’autres illustrations de tout cela), de la main d’un homme qui se désespérait d’être un laissé pour compte du succès, d’un peintre blessé par l’échappée des "Grands" qu’il avait côtoyés et dont il s’était cru, un temps, l’égal. Ajoutons qu’Émile Schuffenecker savait n’avoir pas grand chose à redouter de la critique, l’estime était mutuelle et il la tenait pour inepte. Le bouquet de handicaps qui oblitère cette toile semble préjudiciable à son maintien dans les recensements de l’œuvre de Vincent.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°41 du 4 juillet 1997, avec le titre suivant : Van Gogh : de nouvelles révélations - « Les Tournesols », un « chef-d’œuvre » en péril

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