Collectionneurs

Les amateurs de portraits vus par les marchands

La quête érudite et passionnée des collectionneurs de visages

Par Isabelle Perriquet · Le Journal des Arts

Le 29 août 1997 - 2446 mots

Comme tout collectionneur, l’amateur de portraits est un passionné et un érudit. Mais sa personnalité est sans doute plus affirmée encore, car il a choisi un genre plus difficile que le paysage ou la nature morte. Il doit aimer vivre avec le visage d’un familier ou d’un étranger. Son choix est spontané, mais son achat est réfléchi, et il prend son temps pour compléter sa collection. C’est ainsi que les marchands décrivent ce collectionneur recherché. Tout marchand a son jardin secret, sa collection personnelle. Christian Neffe nous présente la sienne, consacrée à Vuillard.

Celui qui recherche un portrait "est prêt à tout pour l’acquérir, explique Anisabelle Bérès. Il y a un côté obsessionnel, une certaine démesure dans sa quête". "En effet, complète Patrick Perrin, le vrai collectionneur de portraits n’est jamais satisfait. Quand il a trouvé une œuvre qui lui plaît, il en veut aussitôt une autre"."Il a une fringale d’achat, et son intérêt est toujours insistant", ajoute Alexis Kugel. Tous les marchands sont d’accord : la quête du collectionneur de portraits est incessante. Souvent la collection – de peintures en particulier – a été entamée il y a déjà bien longtemps, comme l’explique Gabriel Terradès : "Il y a quinze, vingt ans, les œuvres d’art étaient très nombreuses en France. De jeunes collectionneurs pouvaient alors acheter à des prix raisonnables. Aujourd’hui, les prix sont devenus très élevés. Et il faut beaucoup de moyens pour s’offrir une belle œuvre d’art. Il y a quelques hommes d’affaires souvent fortunés qui complètent leur collection avec des chefs-d’œuvre dont les prix varient de 50 000 francs à plusieurs millions." "100 000  francs est le prix réaliste à partir duquel un vrai collectionneur peut acquérir un beau portrait peint", ajoute Claude Vittet de la galerie de Jonckheere, spécialiste des maîtres anciens de la fin du XVe à la fin du XVIIe siècle.

C’est d’ailleurs en constatant "qu’il y avait une clientèle certaine de collectionneurs, amateurs de portraits de l’époque" que la galerie s’est spécialisée dans le domaine il y a un an. Une trentaine de visages d’artistes flamands sont ainsi exposés en permanence. On peut admirer le Portrait d’un homme tenant un fruit d’Adrian Isenbrant (1490-1551), "typique de l’époque", ou encore une Sainte Madeleine du Maître d’Alkmaar, "au traitement très inhabituel dans sa gamme de couleurs limitée", non loin de La cantatrice âgée de Frans van Mieris l’Ancien (1635-1681), jamais encore exposée. Aux revenus plus modestes mais tout aussi passionnés, les plus jeunes se tournent de plus en plus vers les dessins, pouvant acquérir de beaux portraits dans une gamme de prix allant de 5 000 à 15 000 francs. D’ailleurs, commente le marchand belge Patrick Derom, "aujourd’hui, on peut facilement commencer une collection d’œuvres sur papier." Autre particularité de ce collectionneur, sa personnalité. Une collection de portraits a quelque chose de très "humain", s’accordent à dire les marchands. Cet aspect n’existe pas chez un amateur de paysages ou de natures mortes. À la galerie Talabardon, Bernard Gauthier reconnaît "qu’un collectionneur de visages a une personnalité plus affirmée que celle d’un acquéreur de paysages. Car un portrait peut parfois être très troublant, par l’expression de son regard mystérieux par exemple. Pour vivre avec ce genre d’œuvre, le collectionneur considère le portrait pour lui-même et non pas pour l’effet qu’il provoque".

Pour Patrick Weiller, "le portrait est sous-évalué, car certaines personnes sont gênées d’avoir en permanence cet étranger qui est là, au mur, et peut être dérangeant". Le marchand poursuit : "Le collectionneur de portraits est fasciné par la séduction ou la sympathie que le personnage portraituré exerce, par la beauté d’une femme, la noblesse ou la gaieté d’un jeune homme. Face à un portrait, un type humain, le collectionneur peut éprouver une gamme de sentiments allant de l’adoration à l’antipathie". "C’est un thème moins facile que le paysage ou la nature morte, car il y une confrontation avec un inconnu", relève Emmanuel Moatti. Bernard Gauthier ajoute : "L’amateur de portrait cherche à comprendre l’intérêt psychologique d’un personnage à l’allure fière et décidée". "Derrière le personnage, se cache une subjectivité latente qui, au-delà de son aspect vestimentaire, comme pour une effigie officielle par exemple, révèle une psychologie individuelle. Et c’est ce qui attirera ce collectionneur", indique Nicolas Joly.

De la quête au choix
Parmi les portraits les plus appréciés, il y a ceux des artistes. Autoportrait ou œuvre d’un de leurs confrères, les visages de peintres, de sculpteurs, d’écrivains, ou même de "vedettes de la scène" comme à la fin du XIXe siècle, fascinent le collectionneur. Selon Nicolas Joly, spécialiste des dessins français et italiens du XVIIe et XVIIIe siècle, "les amateurs de ce genre de portraits apprécient souvent leur expression concentrée et inspirée". La série des huit portraits d’artistes flamands de Jan Stolker, exposée à la galerie de Jonckheere, en est une illustration. Autres sujets recherchés, les femmes et les enfants : "La figure féminine est plus recherchée par les hommes, qui représentent la majorité des collectionneurs, poursuit Nicolas Joly. Un visage plaisant et agréable est plus attrayant qu’un air sérieux ou sévère, même si l’intensité psychologique est très bien rendue par le peintre. Les femmes qui nous rendent visite demandent aussi des portraits féminins ou d’enfants", conclut-il. Mais les femmes qui collectionnent semblent plus rares que les hommes. La comtesse de Rothschild possède une collection de portraits de Marie-Antoinette... Il n’y a d’ailleurs pas de féminin au mot "collectionneur", comme le constate Anisabelle Bérès. Même si Patrick Weiller connaît cependant "une cliente américaine qui collectionne des portraits d’enfants ". Viviane et Patrick Berko, spécialistes de la peinture réaliste et orientaliste du XIXe siècle, sont d’un autre avis : "Le portrait s’adresse plutôt à une femme, car il exprime très souvent la beauté et un bonheur de vivre : une "élégante" de F. Toussaint par exemple, coquette, entourée d’objets agréables à regarder, est un tableau lumineux, joyeux qui plaît surtout aux femmes".

Bien d’autres motivations sont à l’origine de telle ou telle collection. Appréciant le dessin, la sculpture ou la peinture, le collectionneur de portraits est en quête d’une rencontre. Un jour, il découvre le visage ou le buste d’un homme, d’une femme, ou d’un enfant – ces derniers ont le plus de succès –, et décide, sans vraiment savoir pourquoi, qu’il rejoindra sa collection. Selon Waring Hopkins, "pour les uns, ce sera par simple intérêt pour la peinture ; pour d’autres, le sujet les attirera, quel que soit l’artiste ; d’autres encore seront sensibles au talent du peintre. En Europe, spécialement en France, il y a une tradition du portrait depuis plusieurs siècles. Les familles ont l’habitude d’avoir des portraits chez elles. Aux États-Unis, on collectionne les portraits surtout à partir du XIXe siècle, en particulier ceux de personnalités, comme George Washington par exemple." Les "portraits de famille" sont en effet très nombreux dans les collections. Ils sont souvent acquis par des hommes attachés à leurs traditions, à leur racines.

Pour Antoine Laurentin, "dans ce cas, il s’agit de compléter une collection "généalogique". "Le prototype rare du collectionneur de portraits est celui qui, issu d’une famille aristocratique, perpétue la tradition en complétant "la galerie" de portraits", explique Patrick Weiller. C’était d’ailleurs l’une des fonctions initiales du portrait : permettre de garder en mémoire les visages des ancêtres. C’est une manière de mieux voir d’où l’on vient, de rester lié à ses racines. Jean François Heim constate aussi : "Soit les collectionneurs de portraits sont reliés à la famille du modèle représenté, soit ils ont un autre lien, plus lointain, souvent inexpliqué, avec l’artiste par exemple. Ainsi, les portraits de Boilly, sorte de Balzac du pinceau, intéressent un de mes clients collectionneurs. Il les accumule, et ce sont autant de petits portraits mis côte à côte. Un autre collectionneur est amateur de portraits sur fond blanc." "Quoi qu’il en soit, ajoute Patrick Perrin, le collectionneur de portraits est le contraire du collectionneur éclectique. Parmi les dessins du XVIIIe siècle, tel collectionneur recherchera exclusivement des œuvres signées Watteau ou Boucher.

Un autre se concentrera sur des dessins de Lancré". Les vrais collectionneurs de portraits ont en commun le désir de composer un ensemble cohérent, comme peut le constater Antoine Laurentin, qui propose dans sa galerie des œuvres du XIXe siècle, du Romantisme aux nabis : "Dans ce cas, il s’agit de collections plus thématiques, les portraits d’auteurs littéraires du XIXe siècle, par exemple. D’autres collectionneurs recherchent avant tout des œuvres de grands maîtres, comme Flandrin, Renoir ou Cézanne. Je connais un passionné qui ne collectionne que des œuvres signées Seurat". Selon Patrick Weiller, "le collectionneur de portraits, amateur de peintures, semble acheter l’œuvre davantage comme "morceau de peinture" que pour le portrait proprement dit. C’est le cas de collectionneurs de peintures anciennes que je connais et qui s’intéressent au portrait pour compléter leurs collections de paysages ou de natures mortes du XVIIe ou XVIIIe siècle. En ce qui concerne le portrait ancien, le collectionneur est surtout touché par les résonances historiques et culturelles qu’il évoque. L’érudit peut simplement être séduit par l’élégance formelle de la mise en scène et la richesse de l’allégorie. Les portraits de Largillière et de Rigaud sont pour cela très appréciés."

Les Européens plus impulsifs
Érudit, le collectionneur de portrait l’est particulièrement. Dans ce domaine, tant en peinture qu’en sculpture, mais surtout en dessin, les marchands constatent que leurs clients ont de vastes connaissances esthétiques et historiques. Quelle que soit sa nationalité, cet amateur d’art est très cultivé et n’hésite pas à s’entourer de conseils, à effectuer des recherches, voire même à se spécialiser. Pour Patrick Perrin, "il passe par les musées et les livres pour avoir toujours plus de connaissances sur le sujet choisi". C’est également l’avis d’Antoine Laurentin : "Ce collectionneur est maniaque et très érudit." À la galerie Talabardon, on remarque que "les Américains ont une volonté de comprendre, une soif de connaissance impressionnante. Ils ont un regard plus neuf que les Européens. À l’heure du choix, ils se décident vite. Les Français ont d’abord un coup de cœur, mais concluent leur achat plus lentement". D’après Patrick Perrin, "les Américains ne sont pas différents des collectionneurs européens. Dans les deux cas, il y a un enrichissement culturel qui les font devenir quelqu’un de cultivé, de raffiné, avec des goût différents. Être collectionneur signifie aussi être historien d’art ; sinon on reste simple client". En comparant les collectionneurs de portraits des deux côtés de l’Atlantique, quelques nuances apparaissent cependant, comme le note Emmanuel Moatti :"Les Américains sont plus exigeants sur l’authenticité.

En Europe, les collectionneurs sont plus impulsifs dans leur achat". Ce que reconnaît aussi Patrick Derom : "Les collectionneurs, belges en particulier, par tradition, sont moins aventuriers que les Anglo-Saxons : ils veulent un nom d’artiste connu et ils sont surtout sensibles au sujet." Mais la grande différence entre Américains et Européens, les Français en particulier, est d’ordre financier. "Aux États-Unis, les collectionneurs ont plus de moyens et davantage d’enthousiasme", souligne Gabriel Terradès. De plus, souligne-t-on à la galerie Hopkins, "lorsqu’un Américain acquiert un tableau, un portrait en particulier, c’est aussitôt pour le montrer à ses amis. Ce qui n’est pas du tout le cas du Français, encore moins du Suisse, tous deux plus discrets, plus secrets." Il est vrai que "les collectionneurs de portraits, comme tout vrai collectionneur, sont des gens très discrets, secrets même", précise Emmanuel Moatti. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles ils affectionnent particulièrement les Salons, où un certain anonymat leur est garanti.

Mais rien ne remplace le contact avec le marchand. Des liens de confiance, parfois établis depuis  des années, se sont tissés au fil des rencontres au point de les transformer en une véritable amitié. "Le vrai collectionneur a besoin du contact du marchand et réciproquement. Mais, de nos jours, très occupé et ayant peu de temps, il lui faut effectuer un vrai parcours du combattant pour visiter trois ou quatre galeries", analyse Anisabelle Bérès. "En effet, relève Gabriel Terradès, les gens n’ont plus le temps de flâner : le travail et les voyages les en empêchent. De plus, il y a de nouveaux collectionneurs qui ne savent pas exactement ce qu’ils veulent. Alors, en tant que marchand, il n’est pas toujours facile de deviner leurs désirs, et encore moins de les satisfaire." Même si le collectionneur-homme d’affaires semble avoir de moins en moins le temps de les fréquenter, les galeries demeurent toujours son "passage obligé" dans sa quête incessante.

Depuis trente ans, Christian Neffe est marchand à Londres. Il nous présente sa collection personnelle de portraits signés Édouard Vuillard.

Pourquoi collectionner des Vuillard ?
Vuillard était un homme d’une grande intelligence. Il savait lire la personne. Le portrait qu’il en faisait est toujours écrit avec des questions sans réponse et nous laisse beaucoup d’énigmes. Son approche du portrait était identique à celle d’un intérieur. D’ailleurs, il a réalisé de nombreux panneaux pour des maisons d’amis. De plus, un portrait de Vuillard, même si c’est une personne inconnue, nous rappelle toujours quelqu’un que l’on connaît dans notre subconscient, un souvenir, alors que souvent, le modèle et la personne qu’il évoque n’ont aucune ressemblance.

Quel portrait de Vuillard préférez-vous ?
Celui par exemple de la princesse Caetini, Marguerite Chapin de son nom de jeune fille. Issue d’une famille franco-britannique qui a fondé la ville de Springfield dans le Connecticut, aux États-Unis, elle arrive à Paris à l’âge de 18 ans pour prendre des cours de chant. Lors d’un bal, le prince Caetini, en la voyant, dit à sa mère : “J’épouserai cette jeune fille”?. Ils se sont mariés et de leur Villa romaine à Versailles, la princesse a lançé une revue littéraire, Le Commerce des Idées. Y ont collaboré, entre autres, Henry James et Stéphane Mallarmé. Ce dernier a présenté à la princesse son ami Vuillard, qui a fait le portrait de la jeune femme. Une grande mélancolie se lit dans ses yeux. À moins qu’elle ne soit pensive. On reconnaît, à la forme de son visage, qu’elle appartient à l’aristocratie américaine. Mais surtout, elle me donne l’impression d’être quelqu’un d’autre, sans que je sache dire à qui elle me fait précisément penser. Un autre portrait, celui d’une femme dans un intérieur, me rappelle une grand-tante dont j’ai très peu de souvenirs... sauf le chapeau et le rouge à lèvres intense, comme ceux du modèle de Vuillard.

À quoi reconnaît-on un bon portrait, selon vous ?
Un bon portrait n’est pas une image immédiate ou précise, mais plutôt un mystère. On peut y voir une âme. D’autre part, certains visages ont beaucoup souffert : les sillons qu’on y lit sont comme ceux d’un paysage tourmenté. Les portraits de Van Gogh sont ainsi. Mais les yeux, surtout, parlent le plus : ils sont la mémoire de la personne.

LE MARCHE DU PORTRAIT ET LES PRIX

Des portraits sont fréquemment proposés sur le marché, mais il est difficile d’établir une cote spécifique du genre en tant que tel.
Avant tout, un portrait peint n’a pas la même valeur qu’un visage sculpté ou dessiné. Ensuite, parce que même si le portrait est un "genre" surtout propre aux XVIIe et XVIIIe siècles, comme les marchands le reconnaissent, il est difficile d’en définir le prix en les classant par époque. Enfin et surtout, la qualité du portrait, donc son prix, sera non seulement fonction de l’artiste qui l’a réalisé, s’il l’a signé ou non, du nombre de portraits qu’il aura produit et du personnage – connu ou inconnu – représenté. Bref, ce sont autant de critères qui font qu’il est difficile de parler de "prix de marché". Voici cependant quelques indications : Selon Nicolas Joly, "on peut faire des découvertes de portraits en dessin à des prix raisonnables : entre 20 et 80 000 francs." Pour Claude Vittet, de la galerie De Jonckheere, "pour demeurer réaliste, on peut acquérir une peinture de qualité à partir de 100 000 francs. Cela peut aller jusqu’à plusieurs millions si elle touche à l’histoire". "Aujourd’hui, relève Patrick Perrin, on peut acheter un dessin pour 100 000 francs ! Une collection peut se faire à trois échelons : aux Puces, où l’on trouve des objets de charme à des sommes modiques ; chez les antiquaires, où les prix peuvent varier de 5 000 à 50 000 francs, et enfin chez les grands marchands... pour les grandes fortunes".

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°42 du 29 août 1997, avec le titre suivant : Les amateurs de portraits vus par les marchands

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