Art ancien

Le portrait, un genre aux multiples visages

art du portrait

Par Nathalie Jérosme · Le Journal des Arts

Le 29 août 1997 - 2396 mots

Malgré sa variété, le portrait offre des caractéristiques tout à fait spécifiques : il est objet et sujet, s’offrant aux regards et voyeur. Considéré comme un art d’imitation, c’est pourtant le genre qui exige le plus d’imagination de la part de l’amateur. Celui-ci devra se transposer dans un environnement historique différent, deviner les discours sous-entendus, savoir prêter l’oreille aux effigies silencieuses.

Qu’est-ce qu’un portrait ? Un médaillon intime donné en gage d’amour, une assemblée corporative peinte par Frans Hals, le buste en terre cuite d’un artiste, le gisant en marbre d’un roi… C’est en tout cas une représentation dans laquelle on reconnaît un individu. Art d’imitation, le portrait exige une certaine caractérisation des traits qui le distingue de la simple représentation humaine. La Grèce archaïque et classique, étrangère à l’individualisme, n’a produit que des figures parfaites et abstraites, pas de portraits. Mais la notion de ressemblance varie selon les époques et la destination des œuvres. Certaines, par leur technique, comme le moulage, constituent de véritables empreintes physiques, garantes de fidélité. À l’opposé, le portrait a parfois été produit en série, l’identification se faisant par l’ajout d’un détail ou d’une inscription. Il en va ainsi d’une part importante de la statuaire funéraire gallo-romaine. Enfin, artistes et commanditaires répondent diversement à la question de l’Être ou du Paraître. Tandis que le maréchal de la Feuillade déclare à Mignard : "Je ne me pique pas d’être beau, ce n’est point mon visage, je vous en avertis, c’est mon esprit qu’il faut peindre", Ingres enseigne à ses élèves : "Le peintre doit être physionomiste, chercher la caricature", et Michel-Ange, chargé de réaliser les tombeaux des Médicis dans la sacristie de San Lorenzo, s’insurge : "Dans mille ans, personne ne pourra affirmer qu’ils étaient autrement".

Le mythe du double
La notion de double s’impose, de manière parfois très concrète, dans le domaine funéraire. Dans l’Égypte pharaonique, la statue, douée de vie, assure le passage du défunt dans l’au-delà. L’Occident chrétien, qui dissocie l’âme et le corps, n’envisage plus la survie par l’image. Pourtant, il invente la formule du gisant et, pour la France, le rituel des “deux corps du roi” : une effigie en cire du souverain décédé le représente durant quelques jours. Si le christianisme occidental interdit d’accorder trop de réalité à l’image, la pratique des ex-voto traduit bien, néanmoins, l’espoir de guérir par son intermédiaire. Potentiellement guérisseur, le portrait est également un moyen de nuire. Ainsi, jusqu’au siècle des Lumières, on exécutait en effigie les malfaiteurs en fuite. Très tôt, d’ailleurs, l’homme s’est employé à protéger son image. Les Romains instaurent un droit spécial pour la possession du masque funéraire des ancêtres : le Jus honorum et imaginum (droit aux honneurs et aux images), tandis que sous Élisabeth Ire d’Angleterre, les détenteurs de portraits pirates sont passibles de la peine capitale. Selon Galienne Francastel, cette peur du maléfice jeté sur l’image pourrait être à l’origine de la tradition qui fait figurer le portrait du donateur dans les compositions sacrées. Sous la protection des saints, le commanditaire s’assurait une sorte d’immunité magique.

Le portrait libre
De cette formule dérive le portrait libre, indépendant de tout contexte religieux. Le plus ancien exemple parvenu jusqu’à nous remonte au milieu du XIVe siècle. Il s’agit du Profil de Jean le Bon, roi de France. Le choix de l’angle de vue dénote l’influence des médailles antiques et s’inspire du donateur orant. Le profil est aussi l’aspect le plus marquant d’une physionomie. Néanmoins, il correspond à une vision encore intellectuelle de la réalité et ne permet pas de grandes variations expressives. Cette tradition se poursuivra pourtant jusqu’à la fin du XVe siècle en Italie, dans la tradition graphique et raffinée du gothique international. Le Portrait de femme de profil (1) par le Maître de la Nativité de Castello en est un somptueux exemple. Le fond neutre est déjà archaïsant. Il affirmait d’abord l’autonomie du genre, mais bientôt, Piero della Francesca, Memling, puis Léonard de Vinci le remplacent par un paysage ou une vue d’intérieur.

L’émergence de la notion d’individu, à la Renaissance, s’accompagne d’une nouvelle conception de sa place dans le monde. L’homme se découvre maître potentiel de son environnement. Le portrait va exprimer cette prise de conscience, et suivre les rapports entre l’individu et la société. Les souverains sont les premiers à s’emparer du portrait libre. Celui-ci devient un manifeste de puissance et est, parfois, mis au service de calculs politiques. Le chef-d’œuvre de Vélasquez, Les Ménines, aurait été conçu pour appuyer le projet audacieux de Philippe IV : transmettre le trône à sa fille Marguerite. Pour leurs mécènes royaux, les artistes élaborent diverses formules qui s’étendront progressivement à l’ensemble de la société. En France, Fouquet puis Jean Clouet adoptent la position de trois quarts et un cadrage étroit descendant jusqu’à mi-corps, qui inclut systématiquement les mains. Plus que l’expressivité, c’est le hiératisme et la monumentalité qui caractérisent Charles VII et François Ier. Holbein compose une image encore plus imposante, où Henri VIII est présenté tout entier et de face, tandis que Titien s’inspire de la sculpture antique pour peindre son portrait équestre de Charles Quint. Au XVIIe siècle, Rubens et surtout Van Dyck fixent pour longtemps la norme du portrait royal. De grand format et de cadrage large, leurs tableaux montrent le modèle en pied, sur fond paysagé, dans une composition qui comprend souvent deux ou trois personnages. L’attention portée au costume et à la pose – qui mêle assurance et nonchalance – fera des émules.

En France, après les accents réalistes de Champaigne, Nanteuil et Le Brun, et les mannequins figés des Beaubrun, la leçon de Van Dyck gagne les peintres dans la seconde moitié du siècle. Les draperies s’animent, les coloris éclatent et les attitudes se renouvellent pour atteindre à davantage d’expressivité. Rigaud, De Troy et surtout Largillière inventent, sur ces bases, la version française du portrait baroque. Nous croyons déceler de l’ironie dans ces mises en scène savantes, qui présentent, sur fond de ciel d’orage ou dans un déploiement de tentures pourpres, un visage mangé par la perruque, un corps englouti sous les habits. Il y a en tout cas juxtaposition d’artifices. Les modèles se maquillent, s’arrangent, se composent, avant de poser. Le goût du travestissement est visible dans les portraits mythologiques qui se répandent au XVIIIe siècle. Coysevox sculpte la Duchesse de Bourgogne en Diane Chasseresse ; Carle Van Loo peint, vers 1760, une actrice à la mode sous les traits de Médée (2).

Le portrait, image d’Épinal
Le portrait officiel ne recherche pas le vrai, tout au plus le vraisemblable. Il compose une image du modèle pour la transmettre à la postérité. C’est pourquoi l’imaginaire collectif identifie la plupart des personnages historiques à un portrait particulier : Richelieu, altier, le regard vif et pénétrant, par Philippe de Champaigne ; Louis XIV, fastueux mais sans vie, figé par l’étiquette, par Hyacinthe Rigaud. À l’article "Vrai" de l’Encyclopédie méthodique, Robin recommande aux artistes de donner à leurs modèles le physique "que l’histoire (leur) attribuera". L’art officiel a donc pour rôle de ramener l’individu à un archétype. Les sentiments s’expriment à travers un répertoire de mimiques plus ou moins étendu, dont on trouve l’écho depuis les cours de Le Brun sur "l’expression des passions de l’âme" jusqu’aux Têtes de caractères du sculpteur allemand Franz Xaver Messerschmidt, vers 1780. La personnalité se confond avec le statut. La pose du personnage, quelques accessoires bien choisis et une habile mise en scène permettent de raconter le modèle, c’est-à-dire d’évoquer son milieu social, son rôle et ses aspirations. Largillière, pour son morceau de réception à l’Académie, en 1686, représente Le Brun en “honnête homme”.

Richement vêtu, assis au milieu des emblèmes de l’art, le Premier peintre du roi désigne avec fierté l’esquisse de son tableau La conquête de la Franche-Comté. Nul travail manuel, ici. L’artiste revendique son rang au sein des Arts libéraux. La Hollande, protestante et marchande, produit évidemment des portraits d’un ton différent, mais ils reposent tout autant sur l’identification sociale du modèle. La figure du savant s’accompagne inévitablement d’instruments d’études, comme le globe, les livres et l’encrier du Jeune savant de Bartholomeus Breenbergh (3). Les joyeuses assemblées peintes par Frans Hals sont des portraits collectifs de corporations qui montrent avec insistance l’opulence et la réussite sociale de leurs membres. Parfois, l’artiste sait oublier l’archétype pour créer un prototype. C’est le cas du Monsieur Bertin d’Ingres. La masse puissante et bien campée du patron de presse finit par incarner l’ensemble de la bourgeoisie libérale qui soutient la Monarchie de Juillet. Picasso avait sans doute conscience d’avoir réalisé la même performance avec Gertrude Stein, lorsqu’il lança, provocateur : "Vous trouvez que ce n’est pas ressemblant. Ne vous inquiétez pas ; (Gertrude Stein) finira par ressembler à son portrait".

D’abord à l’ombre du genre officiel, la production de portraits privés connaît une véritable explosion au siècle des Lumières. Certes, elle a toujours existé. Anne de Bretagne fait peindre son fils par Jean Hey pour envoyer l’image du dauphin à son mari, Charles VIII, parti en campagne. Des médaillons ou des miniatures courtoises, comme celles de Nicholas Hilliard, pouvaient être donnés en gages d’amour. Au XVIe siècle, Corneille de Lyon, François Quesnel et Pierre Dumoustier ont saisi, aux trois crayons, la plupart des princes Valois, ainsi que quelques hommes de lettres. La ressemblance était le but premier de ces portraits-souvenirs. Ils étaient souvent joints à la correspondance, en guise d’information. Mais au milieu du XVIIIe siècle, voilà que ces petites effigies s’animent, prennent place dans leur contexte familier, leurs activités quotidiennes. La famille devient un pôle important, ainsi qu’en témoignent les œuvres intimistes de Chardin ou Boucher, ou la Jeune fille tenant un chat de Jeanne-Élisabeth Chaudet (4), une élève d’Élisabeth Vigée-Lebrun. Les enfants suscitent un intérêt nouveau. En 1749, le sculpteur Pigalle lance une formule promise au succès, avec son Enfant à la cage vide. Vers 1870, Henri-Charles Cazin dessine sur le vif son Enfant endormi. Ces images, qui privilégient une approche plus intérieure du modèle, aboutissent à la naissance du portrait psychologique.

Le portrait psychologique
Celui-ci se caractérise par l’abandon du décorum et un recentrement sur le visage, dont l’artiste explore les infimes variations. À l’idéalisme jusqu’alors dominant, se substitue la notion d’une nature diversifiée et dynamique qu’il faut connaître par l’observation. On cherche à saisir le modèle dans une expression fugitive, qui révèlera mieux sa personnalité qu’une composition longuement travaillée. Certaines techniques, particulièrement adaptées à ces recherches, se développent. Le portrait au pastel, introduit en France par Rosalba Carriera, suscite un engouement important. Jean-Baptiste Perroneau et Maurice Quentin de La Tour s’y montrent maîtres, mais il n’est guère de peintre qui n’y touche. François Boucher utilise cette technique pour représenter un gentilhomme rêveur et un peu moqueur, Jean-Claude Gaspar de Sireul (5).

En sculpture, la terre cuite, très plastique, s’accorde parfaitement avec la nouvelle exigence d’expressivité. Les bustes des grands hommes de Houdon parviennent à la synthèse géniale du portrait officiel et de la manière intimiste. Au siècle suivant, Jean-Baptiste Carpeaux anime encore davantage le modelé pour insuffler à ses personnages une énergie vigoureuse. Les outils conceptuels pour décrire et appréhender l’individu se précisent avec la naissance de la psychiatrie, puis de la psychanalyse. Du Romantisme à l’Expressionnisme, les portraitistes ressentent le besoin de déchiffrer les passions secrètes de l’âme et de les représenter, sous une forme exacerbée. Pour exprimer émotions et caractère, le dessin se déforme, les couleurs s’éloignent du vraisemblable. Les portraits de Miss Marguerite Chapin par Vuillard et d’Yvette Guilbert par Jean-Louis Forain approchent de la caricature pour mieux révéler leurs modèles. Avec le portrait psychologique, l’artiste s’affirme. Il se fait devin, sait déchiffrer les âmes. Mais sa lecture, qui revendique sa subjectivité, relève souvent de la manipulation. Picasso reconnaissait projeter ses propres états psychiques sur ses modèles. Cézanne avoue peindre "une tête comme une porte, comme n’importe quoi".

L’objectif du portrait s’est déplacé. Le sujet s’efface. Il n’est que le support d’une recherche plastique, ou d’un discours général qui transcende l’individu représenté. Le Portrait de femme (6) qu’Otto Schön réalise en 1927 marque une transition. On identifie clairement une personne particulière, mais celle-ci n’est qu’un masque, un agencement de lignes verticales, un motif floral, un camaïeu de bleu… et l’expression d’une inquiétude sourde, qui est celle de l’artiste, la nôtre et celle du monde. Est-ce encore un portrait ? La limite est ténue entre figure humaine, étude de genre et portrait. Ce dernier, tel qu’il a été défini à la Renaissance, considère le modèle à la fois comme objet et sujet. Il lui laisse la parole. Le portrait est pur dialogue. C’est son originalité.

L’autoportrait : l’artiste pantocrator
L’autoportrait offre la fusion des trois acteurs traditionnels du portrait : le modèle, le commanditaire et l’artiste. Ce modèle trinitaire évoque un stade parfait, un point ultime dans l’art du portrait. L’image d’un Dürer en Christ pantocrator hante notre imaginaire et celui des peintres. “Quand ils faisaient leur portrait, c’était en se regardant dans un miroir, sans songer qu’ils étaient eux-mêmes un miroir”?, écrit Paul Eluard. Face à lui-même, l’artiste s’interroge, se scrute. C’est ce regard introspectif qui rend les autoportraits reconnaissables entre mille. Chez Rembrandt, Van Gogh, Beckmann ou Picasso, qui se sont tant représentés, l’effort est sensiblement douloureux. L’autoportrait a quelque chose de sacrificiel. Gauguin se peint sous les traits du Christ au Golgotha ou de Jean Valjean. Quelque cinquante ans plus tôt, le photographe Hippolyte Bayard avait réalisé son autoportrait “en noyé”?. Certains artistes se protègent. Les mises en scène et les détournements permettent de prendre des distances avec sa propre image : travestissements chers à Toulouse-Lautrec, métaphore du saltimbanque chez Rouault, Autoportrait dans un miroir convexe de Parmesan… Ces confidences fascinantes et intimes occultent souvent un large pan de l’autoportrait, où la représentation prend le pas sur l’introspection. Rubens ne nous propose que le reflet de sa réussite sociale et de son bonheur conjugal lorsqu’il se peint en compagnie de sa jeune épousée, Isabelle Brant. D’autres autoportraits sont davantage en rapport avec l’activité de l’artiste. Insérés dans une composition ou un monument, ils font office de signature. Le médaillon émaillé que Fouquet exécuta vers 1450 appartenait au cadre d’un diptyque. Il pouvait jouer un double rôle d’intercession religieuse et de marque de fabrique. Certaines compositions évoquent également les aspirations sociales et intellectuelles de l’artiste. Ainsi, l’autoportrait de Poussin, conservé au Louvre, résume les principes esthétiques du père du Classicisme français. C’est un véritable discours sur la peinture.

POUR EN SAVOIR PLUS :

Catalogue de l’exposition du Musée des beaux-arts de Nantes et du Musée des Augustins à Toulouse, Visages du Grand Siècle, Somogy, 1997, 300 p., ISBN 2-85056-279-3.
Catalogue de l’exposition du Musée d’art occidental de Tokyo, Portraits du Louvre, choix d’œuvres dans les collections du Louvre, RMN, 1991, 236 p., ISBN 2711-82-50-6X.
Catalogue de l’exposition-dossier du Musée d’Orsay, sous la direction de Françoise Heilbrun, Portraits d’artistes, RMN, 1986, 96 p., ISBN 2-7118-2.085-8.
Catalogue de l’exposition du Petit Palais, Le portrait en Italie au siècle de Tiepolo, Association française d’action artistique, 1982, 180 p., ISBN 2-86-545-013-9
Pascal Bonafoux, Les peintres et l’autoportrait, Skira, 1984, 180 p., ISBN 2-605-00039-7. Lorne Campbell, Portraits de la Renaissance, peinture de portraits en Europe aux XIVe, XVe et XVIe siècles, Hazan, 1991, 290 p., ISBN 2-850-25-236-6.
Enrico Castelnuovo, Portrait et société dans la peinture italienne, édition française Gérard de Monfort, 1993, 128 p., ISBN 2-85226-044-1.
Julius von Schlosser, Histoire du portrait en cire, Macula, 1997, 240 p., ISBN 2-86589-053-8. Norbert Schneider, L’art du portrait, les plus grandes œuvres d’Europe, 1420-1670, Taschen, 1994, 158 p., ISBN 3-8228-9665-9.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°42 du 29 août 1997, avec le titre suivant : Le portrait, un genre aux multiples visages

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