Doug Aitken, artiste

L’artiste américain Doug Aitken bouscule nos perceptions à coup d’installations vidéo et de projets sensoriels. Portrait d’un capteur

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 30 septembre 2009 - 1438 mots

L’itinéraire de Doug Aitken est celui d’un enfant gâté. D’un enfant prodige aussi, propulsé en 1999 à l’âge de 31 ans sur le devant de la scène.

Et pas n’importe laquelle, celle de la Biennale de Venise, où l’artiste décroche le Lion d’or avec l’envoûtante installation intitulée Electric Earth, produite par la collectionneuse turinoise Patrizia Sandretto Re Rebaudengo. « J’ai compris à ce moment-là que Doug avait une vision qui dépassait ce que l’on a pu voir dans l’art vidéo, confie cette dernière. Il a hissé l’installation vidéo à un autre niveau, combinant architecture et image en mouvement, donnant à l’image bidimensionnelle une troisième dimension. » Depuis, celui qui, à ses débuts, réalisait les vidéos de fitness de Cindy Crawford ou des promos musicales a enchaîné les projets.

« Une expérience électrique »
Bien qu’il ait vécu dix ans à New York, c’est dans sa Californie natale que le jeune homme a décidé de poser ses bagages. S’il ne se ressent guère d’affinités avec la scène artistique locale, il apprécie en revanche le mode de vie de la Côte ouest. « Vous pouvez décider de garder votre porte ouverte ou fermée, d’avoir une vie publique ou de vous enfermer pour travailler pendant un mois, explique-t-il. Vous ne sentez pas de barrières. Vous pouvez tester des choses. J’aime la qualité du temps là-bas. » Le mot est lâché. Qu’il soit morcelé, syncopé ou dilaté, le temps est capital dans l’œuvre d’Aitken. En privilégiant des installations multi-écrans, celui-ci bouleverse notre perception temporelle. Pour déconstruire le continuum narratif, il prend appui sur la réalité. « Un dîner peut avoir une résonance alors que tout le reste de la semaine peut disparaître », rappelle-t-il. Ce postulat connaît son point d’orgue dans Electric Earth. « C’était un grand geste, qui a ouvert beaucoup de portes, sur l’idée qu’on pouvait travailler sur la spatialisation de la non-linéarité, indique le curateur Hans Ulrich Obrist. Il est allé plus loin que la simple vidéoprojection, qui était devenue le cadre doré des années 1990. » Sa manière de toucher à différentes pratiques, de la vidéo à la performance en passant par la publication, en 2006, d’un livre au titre éloquent, Broken Screens (1), relève de cet attachement à la non-linéarité. « Un même arbre peut donner différentes branches, poursuit l’intéressé. Je ne veux pas être défini par un seul médium. » Ni par une seule idée. Ainsi tend-il à multiplier les projets simultanés, lesquels ne se nourrissent pas nécessairement les uns des autres. Certains films mettent en scène l’accélération et le chaos comme Electric Earth, fascinante promenade somnambulique et solitaire dans la ville. Projeté sur la façade du Museum of Modern Art (MoMA) de New York en 2007, Sleepwalkers adoptait un rythme presque chorégraphique. En revanche, des vidéos plus anciennes comme Diamond Sea (1997), tournée dans le désert namibien, ou Eraser (1998), qui prend place sur l’île de Montserrat, balayaient des paysages vidés de toute présence humaine, presque en attente d’un récit. « Cela renvoie à la façon dont on voit la vie, de manière didactique, préenregistrée, ou comme une expérience électrique, indique l’artiste. Je ne suis pas intéressé par la résolution, mais par l’exploration. Je ne veux pas d’une expérience finie mais vivante. » Une expérience qui, selon lui, devrait redonner une liberté au spectateur. Mais parfois celui-ci se trouve piégé dans ses installations, incapable de savoir par quel bout les prendre, conscient que des bribes lui échapperont toujours. Souvent séduisant, le dispositif confine à la claustrophobie dans son exposition au Couvent des Cordeliers, à Paris en 2005. « Je ne crois pas qu’il cherche à contrôler le spectateur, défend Patrizia Sandretto Re Rebaudengo. Au contraire, celui-ci devient encore plus conscient de son corps et de sa propre présence. On n’est jamais passif, mais protagoniste. » Un protagoniste entre deux eaux. Grand insomniaque, rêveur diurne, Aitken aime sonder les espaces interstitiels, entre le conscient et l’inconscient, ou les lieux de transit comme les corridors. Le distinguo entre fiction et documentaire n’est pas toujours aisé, surtout dans ses premières œuvres comme Monsoon (1995) ou Diamond Sea. Pour Aitken, point de doute, « le non-fictionnel n’existe pas ». Ce goût de la narration ne le conduit pas pour autant vers le Septième art. « Le cinéma est très conservateur », affirme ce cinéphile, capable d’ingurgiter la filmographie complète de Dario Argento. C’est un format limité. Il y a quelque chose de confortable là-dedans, et je ne veux pas de ça. On peut faire tellement plus avec l’image mouvante. » D’après Hans Ulrich Obrist, « Doug considérerait le cinéma comme un retour régressif. La prescription "assieds-toi, ne quitte pas la salle avant la fin du film", c’est une camisole de force qu’il ne pourrait supporter. » S’il récuse toute tentation cinématographique, Aitken succombe parfois à une esthétique léchée. « Il est allé de plus en plus vers une image parfaite, presque publicitaire. Il y a beaucoup d’effet, mais on se demande à propos de quoi », regrette un curateur. Le critique d’art du quotidien britannique The Guardian, Adrian Searle, renchérit en comparant l’installation New Ocean (2001) aux publicités pour Evian, précisant que cette œuvre est « de la taille de Moby Dick, mais avec la profondeur morale de Flipper. » Malgré les facilités technologiques qui lui sont offertes, le travail d’Aitken est-il au fond plus indélébile que celui plus low-tech de Tacita Dean ou de Bruce Nauman ? « Il appartient à une génération d’artistes gâtés comme Olafur Eliasson ou Pierre Huyghe, pour lesquels tout le challenge sera de produire encore des choses intéressantes avec moins de moyens, admet le curateur Francesco Bonami. Pour lui comme pour les autres, les coûts de production faisaient presque partie du langage artistique. Ils devront tous prendre référence sur [Werner] Herzog qui a fait des films fantastiques avec un tiers du prix d’un film d’Aitken. » Mais Aitken aime trop les défis pour se contenter d’une séduction facile. « Il a fait des expositions en galerie avec des coûts normaux et il continue à le faire, rappelle sa galeriste zurichoise, Eva Presenhuber. Mais s’il veut intervenir sur un vrai quartier, comme il l’a fait au MoMA ou au Carnegie [Museum of Art, à Pittsburgh, Pennsylvanie], alors il doit produire un film à un haut niveau technologique et cela coûte cher. Je ne vois pas où est le problème. » Les mécènes semblent partager cet avis puisque l’artiste trouve toujours des bailleurs de fonds malgré la crise. Ainsi, à l’instigation du centre d’art Inhotim, à Brumadinho au Brésil, Aitken travaille depuis cinq ans sur une œuvre baptisée Song Pavilion, dont la présentation inaugurale était prévue le 2 octobre. Le créateur a placé au fond d’un grand trou creusé dans la terre une série de treize capteurs saisissant les vibrations qui échappent à l’ouïe humaine. « C’est le seul endroit de la planète où l’on pourra entrer en dialogue avec la Terre, entendre ses rotations, de manière parfois frictionnelle, parfois harmonieuse comme une musique d’ambiance », explique-t-il.

Nuage artificiel
Parallèlement, il développe un projet étonnant pour un collectionneur résidant dans le comté de Duchess près de New York : transformer sa maison en hologramme dont on ne distinguerait que les volumes. Un aventurier comme Aitken ne se sent-il pas engoncé dans le cadre de la commande ? « Je ne cherche pas à illustrer quelque chose pour quelqu’un, réplique-t-il. Dans les deux cas, on m’a dit "Si vous avez une idée pour cet endroit, vous avez carte blanche". » Et d’ajouter : « Je veux faire des œuvres qui continuent à vivre une fois que je les aurais quittées. » Pour le projet d’art public commandé par la société italienne d’électricité Enel sur la pointe de l’île Tibérine à Rome, il prévoit la distribution gratuite dans la ville d’un livre, pastiche des manifestes des années 1960. Son désir le plus fou ? Forger un nuage artificiel en utilisant la fumée recyclée de New York. De même rêve-t-il de créer une façade de musée capable de se modifier avec les variations climatiques et le mouvement des passants. « Ce que je veux, c’est amplifier la perception, précise-t-il. Que se passerait-il si nous n’avions aucun filtre et que nous percevions tout, si nous étions capables de voir chaque détail ? » Finalement, le rêve de Doug Aitken ne serait-il pas de devenir lui-même un senseur ?

DOUG AITKEN EN DATES

1968 Naissance à Redondo Beach (Californie).
1995 Vidéo Monsoon.
1999 Prix international à la Biennale de Venise avec Electric Earth.
2007 Le film Sleepwalkers est projeté sur la façade du Museum of Modern Art de New York.
2009 Commande d’Enel à Rome, visible à partir du 23 octobre.

(1) éd. Distributed Art Publishers, Inc.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°310 du 2 octobre 2009, avec le titre suivant : Doug Aitken, artiste

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