Mais qu’est-ce qui fait courir Charles Saatchi ?

L’irrésistible parcours d’un des plus grands collectionneurs d’art contemporain

Par Roger Bevan · Le Journal des Arts

Le 12 septembre 1997 - 2465 mots

Pour un homme réputé secret, avare d’interviews et rarement présent aux rendez-vous mondains du milieu de l’art contemporain londonien, Charles Saatchi se confie sans retenue sur son extraordinaire collection de tableaux et de sculptures. Il la dévoile d’ailleurs dans sa galerie privée de St John’s Wood ou dans de magnifiques catalogues illustrés. Dans cette opération, entièrement financée de ses propres deniers, ses intentions restent aussi énigmatiques que sa personnalité. A-t-il besoin de promouvoir des œuvres d’art qui, en temps voulu, seront revendues à d’autres collectionneurs avec une plus-value intéressante ?

A-t-il élaboré un plan à long terme afin de préserver sa collection en tant qu’entité ? Ou est-il un opportuniste soucieux de vendre lorsque le marché sera favorable ? La réponse à ces questions diverge suivant l’interlocuteur, sceptique ou admirateur sans bornes, contradictions que vient étayer un puissant mélange de mythologie et de réalité. Mais, comme le fait remarquer l’un de ses proches, "Charles n’a que faire du mythe."

En 1972, alors que la société Saatchi & Saatchi était introduite en bourse, Charles Saatchi a commencé à investir dans l’art moderne, fondant ce qui, au cours des quinze années suivantes, allait devenir, selon le marchand new-yorkais Jeffrey Deitch, "l’une des plus remarquables réussites jamais réalisées dans le monde des collectionneurs, rivalisant avec les collections royales du passé." À une attirance instinctive pour le Minimalisme, le collectionneur a ajouté un engagement pour les nouvelles tendances de la peinture du début des années quatre-vingt. Les activités de Saatchi au sein du marché de l’art ont alors commencé à attirer l’attention. Inévitablement, ces démarches ont été critiquées, notamment par la presse britannique systématiquement hostile à l’art contemporain sous toutes ses formes. En quinze ans, Charles Saatchi a constitué une collection unique d’art moderne britannique, européen et surtout américain, en achetant régulièrement des ensembles de tableaux et de sculptures. Les quatre catalogues originaux, intitulés Art of Our Time, puis la publication de New York Art Now et, enfin, le programme d’expositions lancé en 1985 dans une ancienne usine de peinture de Boundary Road, témoignent de l’importance de cette collection.

Remaniée par l’architecte Max Gordon, la galerie Saatchi est devenue l’un des plus remarquables lieux d’exposition d’art contemporain en Europe. Le programme des expositions, élaboré à partir de la collection, privilégiait à l’époque des rapprochements insolites entre des artistes qui, pour la plupart, étaient pratiquement inconnus du public britannique, à l’exemple de Twombly et Warhol, montrés avec Marden et Judd lors de l’exposition inaugurale de la galerie. Robert Mangold a été présenté avec  Bruce Nauman en 1989, et Anselm Kiefer avec Richard Serra en 1986-1987, ce qui reste la confrontation la plus visionnaire du programme. Cet ensemble de tableaux et de sculptures "minimalistes" a même fait de l’ombre à la collection du comte italien Panza di Biumo, dont les pièces se répartissent aujourd’hui principalement entre le Musée d’art contemporain de Los Angeles et le Guggenheim de New York. Saatchi a  ajouté à sa collection des pièces de Baselitz, Cragg, Gober, Koons et de bien d’autres artistes des années quatre-vingt.En 1990, alors que les principaux artistes américains avaient déjà été exposés à la galerie, que Leon Kossoff retrouvait Bill Woodrow, et que Lucien Freud et Frank Auerbach étaient confrontés à Richard Deacon, les tableaux et sculptures de Art of Our Time ont fait leur apparition sur le marché. Saatchi a choisi deux axes principaux pour la vente : le marchand new-yorkais Larry Gagosian, leader du moment, qui opérait sur un second marché raffiné depuis ses nouveaux bureaux de Madison Avenue, et Sotheby’s New York qui a fait flamber le marché de l’art contemporain le 8 novembre 1989 avec les 18,8 millions de dollars d’Interchange de De Kooning. Six mois plus tard, alors que le marché chutait après une hausse fulgurante, Saatchi mettait aux enchères un tableau majeur de Cy Twombly, une composition abstraite qui s’est vendue 3,5 millions de dollars. Dans la période propice qui a suivi, la totalité de la collection fut effectivement dispersée.

De sources proches de Charles Saatchi, trois raisons semblent à l’origine de ce démantèlement : le déclin de la santé financière de la société Saatchi & Saatchi, propriétaire présumée de la moitié de la collection ; le divorce de Charles et Doris et les obligations financières qui en ont découlé ; et, enfin, une passion pure et simple pour la vente, dernier maillon de la chaîne, après la découverte, la négociation et l’acquisition. Les choix de Saatchi sont parfois la cause de frictions et d’amitiés brisées. Sandro Chia, l’un des membres fondateurs de la Transavanguardia italienne, était un peintre sur lequel Charles Saatchi avait beaucoup misé mais dont la carrière ne l’intéressait plus. Lorsqu’il devint notoire qu’il n’investirait plus dans son travail, la cote de Chia s’est effondrée, et elle ne s’est jamais réellement redressée depuis. Il apparaît maintenant que c’est plus l’évolution personnelle de l’artiste que la perte de confiance du collectionneur qui est à l’origine de la chute de sa cote. Cependant, l’imprimatur de Saatchi était considéré comme un bonus qui ajoutait de la valeur à l’œuvre, et ce, même pendant la crise de 1991 et 1992.

Un requin, le symbole incontesté de la collection
Charles Saatchi fut échaudé par une dernière opération. Rebus (1955), une œuvre importante de Robert Rauschenberg, avait été mise en vente chez Sotheby’s New York par la succession de Victor Ganz, puis achetée le 10 novembre 1988 par l’industriel suédois Hans Thulin pour la somme de 5,75 millions de dollars. Ses créanciers remirent le tableau en vente chez Sotheby’s New York le 30 avril 1991, plus de douze mois après l’effondrement du marché. Charles Saatchi se vit adjuger l’œuvre pour 6,6 millions de dollars. Le prix était très nettement supérieur aux prévisions du marché pour une pièce qui avait été offerte aux enchères aussi récemment. Mais, moins d’un an plus tard, Rebus changea à nouveau de main et fut vendu au gré à gré par Lucy Mitchell-Innes, directrice du département d’Art contemporain de Sotheby’s, au collectionneur français François Pinault.

La revente rapide de Rebus est le signe d’un intérêt grandissant de Saatchi pour une génération de jeunes diplômés des écoles d’art londoniennes, et principalement du Goldsmith’s College. Le 27 février 1990, il achète sa première œuvre à Damien Hirst, deux armoires à pharmacie que le jeune artiste britannique avait présentées à l’ICA quelques mois auparavant. Le 13 juillet de la même année, il fait l’acquisition d’une deuxième pièce de Hirst, plus complexe, la célèbre sculpture tue-mouches One Thousand Years que l’artiste montrait dans l’exposition "Gambler" à Building One. En 1991, Saatchi, tout comme un cercle réduit de marchands parmi lesquels Jay Jopling et Karsten Schubert, était convaincu du potentiel des jeunes artistes britanniques. Outre des pièces de Gary Hume, de Langlands & Bell et de Marc Quinn, ses nouvelles acquisitions comprenaient également deux sculptures en plâtre de Rachel Whiteread, et le moulage de l’intérieur d’une petite pièce d’une maison de Holloway Road, Ghost, considéré comme l’œuvre majeure de l’artiste. Saatchi s’est passionné également pour Hirst, à qui il a acheté une vitrine contenant des poissons de Billingsgate Market conservés dans du formol, et dont le pendant appartient au collectionneur et artiste Danny Moynihan. Il s’agit là de l’une des rares sculptures de la série des Sciences naturelles de Hirst ayant échappé à Saatchi. Il a également acquis le très célèbre requin tigre, The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, qui est devenu le symbole incontesté de la collection Saatchi. Pour la galeriste londonienne Victoria Miro, "Charles a senti à un certain moment que l’ancienne collection touchait à sa fin et qu’il fallait en constituer une nouvelle".

Un grand nombre de pièces inédites
Les archives Saatchi révèlent que la collection d’œuvres achetées depuis 1990 est bien plus importante que ne le laissaient présager les estimations. Saatchi s’intéresse également aux jeunes artistes allemands, notamment à Stephan Balkenhol, comme en témoigne l’exposition "Young German Artists 2" inaugurée ce mois-ci (11 septembre-23 novembre). Il défend aussi de jeunes artistes américains. Il présentera d’ailleurs, en avril 1998, ses nouvelles acquisitions de pièces d’Ashley Bickerton, Michael Ashkin, John Currin, Tom Friedman, Clay Ketter, Robin Lowe, Sarah Morris, Elisabeth Peyton, Jessica Stockholder et Lisa Yuskavage. Mais les jeunes artistes britanniques restent son principal pôle d’intérêt. Le catalogue Shark Infested Waters, édité en 1994, témoigne de l’ampleur de ses activités. Au cours des deux dernières années, le nombre de ses acquisitions n’a cessé de croître. Il possède aujourd’hui quelque 875 œuvres britanniques, dont certaines restent inconnues des experts du marché de l’art contemporain eux-mêmes. Il se déplace beaucoup, visite les expositions par dizaines, fait plus confiance à ses yeux qu’à ses oreilles, et suit aussi bien son intuition que les recommandations des marchands et autres conseillers. Selon Victoria Miro, "personne au monde ne collectionne autant que lui. Aucun autre collectionneur ne s’engage avec une telle passion. C’est une véritable drogue." Saatchi regrette d’ailleurs de ne pas avoir de concurrent. Seul le collectionneur grec Dakis Joannou s’investit avec autant de passion dans l’art contemporain en apportant son soutien à Janine Antoni, Jeff Koons et Kiki Smith.

Assurer la maintenance et le stockage de la collection, qui compte actuellement quelque 1 500 œuvres d’art, tous supports confondus, constitue un exercice logistique considérable qui nécessite une importante équipe technique. Charles Saatchi conserve quelques œuvres dans sa maison de Chelsea, et certaines autres sont prêtées pour des expositions temporaires. Mais la plus grande partie de la collection se trouve dans les entrepôts de Momart, à l’est de Londres. L’intérêt avec lequel Saatchi s’emploie à découvrir de nouvelles tendances ne nuit en rien à l’acquisition d’œuvres d’artistes confirmés. Son affection pour Paula Rego transparaît dans l’exposition qui lui a été consacrée en 1994-1995. Il possède aujourd’hui 47 de ses tableaux et gravures. L’exposition de cet été a créé l’événement en Angleterre. Les quinze sculptures de l’artiste américaine Duane Hanson auraient très bien pu trouver leur place dans l’ancienne collection.

Nouveaux noms, nouvelles œuvres
Selon un marchand, "Charles s’intéresse aux artistes plus âgés, surtout s’ils n’ont pas attiré toute l’attention qu’ils méritent et si leur œuvre n’est pas reconnue sur le marché de l’art. En achetant "en gros", il est en mesure de négocier des conditions raisonnables, des remises et des paiements différés." Mais ce sont ses choix qui équilibrent ses comptes. Lors d’une opération récente, il a vendu sa collection de tableaux de Lucian Freud à l’agent londonien Thomas Gibson, qui aurait agi pour le compte d’une importante société d’investissement dont il est le conseiller. À l’été 1996, le marché de l’art contemporain de Londres était agité par la rumeur d’une éventuelle association commerciale de Charles Saatchi avec Larry Gagosian. Selon les dires d’un proche, le projet est pour l’instant "au point mort", mais pourrait bien être reconsidéré. Le marchand indépendant Igor Braka résume ainsi la situation : "À Londres, aucune des galeries d’art contemporain opérant sur le second marché ne possède un capital suffisant, à l’exception d’Anthony d’Offay et de White Cube.

La voie est libre pour Charles." Les relations que Saatchi a nouées avec plusieurs jeunes artistes qui ne sont encore représentés par aucune galerie laissent penser qu’il pourrait se lancer dans une opération commerciale lorsque les conditions seront favorables. Aucun des cinq artistes – Jordan Baseman, Daniel Coombs, Claude Heath, John Isaacs et Nina Saunders – présents à "Young British Artists VI" l’année dernière dans l’espace du collectionneur n’a de marchand. L’artiste Jenny Saville bénéficie d’une attention plus particulière encore. Saatchi avait remarqué ses peintures lors de la présentation de ses travaux de fin d’études à la Glasgow School of Art. Depuis lors, elle travaille exclusivement pour lui. Il prend en charge ses frais d’atelier et lui verse un salaire. En contrepartie, elle lui remettra quinze nouvelles toiles une fois le projet terminé. Deux tableaux issus de cette nouvelle série seront présentés en avant-première dans "Sensation !". Lorsque Norman Rosenthal, commissaire des expositions à la Royal Academy of Arts, a annoncé l’exposition "Sensation !" il y a six mois, les premières réactions ne furent pas des plus enthousiastes. Les œuvres des jeunes artistes britanniques sont bien connues puisque Saatchi les a présentées dans le cadre de son propre programme d’expositions. Mais l’approche du vernissage et de nouvelles révélations ont modifié l’ambiance générale. Toutes les œuvres majeures de Hirst, Gary Hume, Marc Quinn, Sarah Lucas ou Whiteread que Saatchi a accumulées au cours des huit dernières années seront exposées.

L’intérêt de "Sensation !" viendra de la découverte de nouveaux noms, de nouvelles œuvres et de nouveaux supports. Plus de la moitié des participants, soit 26 des 42 artistes sélectionnés, n’a jamais exposé à Boundary Road : Darren Almond, Jake et Dinos Chapman, Mat Collishaw, Mona Hatoum ou Cerith Wyn Evans. Saatchi a également acquis récemment de nombreuses photographies et vidéos, en particulier Ray’s a Laugh, de Richard Billingham, un portfolio qui témoigne des conditions de vie misérables de la famille de l’artiste et pour lequel le photographe a été le premier à recevoir le Citibank Private Bank Photography Prize en début d’année. Saatchi possède également des vidéos réalisées par trois artistes britanniques des plus novateurs en la matière : Sam Taylor-Wood, Mark Wallinger et Gillian Wearing.

L’homme et son argent
Né en 1943, Charles Saatchi est le fils aîné de Nathan et Daisy Saatchi. En 1970, avec son jeune frère Maurice – nommé pair du royaume à vie en 1996 –, il fonde l’agence de publicité Saatchi & Saatchi. Avec des acquisitions offensives réalisées les unes après les autres, une équipe commerciale brillante animée au départ par deux gourous des relations publiques, Tim Bell et Martin Sorrell, et un sens hors pair des mots et des images, l’agence se forge une solide réputation dans les milieux mondains. Mais la City commence à déchanter lorsque Saatchi & Saatchi tente de faire monter les enchères pour Midland Bank, Hill Samuel et Morgan Grenfell en 1987. Dans son livre Conflicting Accounts, Kevin Goldman raconte comment les complications consécutives à l’opération et de nombreux points de désaccord avec la nouvelle direction, qui a réussi à sauver la situation chancelante de la société, ont conduit à la démission de Maurice le 16 décembre 1996, suivie deux mois plus tard de celle de Charles. Les deux frères s’associent à nouveaux et fondent M&C Saatchi, qui a décroché in extremis un contrat avec British Airways aux dépens de Cordiant, le nouveau nom pris en mars 1995 par Saatchi & Saatchi. Bizarrement, Cordiant a conservé le nom de Saatchi & Saatchi Agency pour ses opérations au Royaume-Uni. Il a suffi de deux ans et demi pour que M&C Saatchi devienne la huitième agence de Grande-Bretagne avec un chiffre d’affaires de 175 millions de livres sterling. Charles Saatchi a dopé ses finances grâce à sa participation dans le plan de redressement d’Adidas, dans lequel un investissement de 750 000 livres sterling lui aurait rapporté 9,5 millions en 1994.

SENSATION !, LES JEUNES ARTISTES ANGLAIS DE LA COLLECTION SAATCHI, 18 Septembre - 28 Decembre, Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadelly, Londres, tél. 44 171 439 7438, tlj 10h-18h

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°43 du 12 septembre 1997, avec le titre suivant : Mais qu’est-ce qui fait courir Charles Saatchi ?

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