Chronique

L’art comme on le parle

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 12 septembre 1997 - 636 mots

Nous publions la première des chroniques qu’Alain Cueff donnera chaque mois.

Quelques dizaines de personnes sans doute, artistes, conservateurs, critiques et marchands, ont reçu tout au long de l’année écoulée, naturellement sans la solliciter, une lettre mensuelle paradoxalement intitulée Coacte. Photocopiée au seul recto d’une page de dimensions courantes, cette "feuille coup de poing" délivrait des critiques virulentes de quelques expositions dans les galeries parisiennes, visitées avec de solides a priori et une hargne – mais une hargne comique – de tous les instants. Le monde de l’art (ses prétentions, ses ridicules) y était fustigé à grand renfort de qualificatifs que l’on a perdu l’habitude de voir imprimés avec une telle fréquence. On les redécouvrait ici, obsessionnellement invariables, avec une sorte d’incrédulité. Il y aurait donc, semble-t-il, encore un intérêt à traiter autrui d’imbécile et de con une ligne sur deux. Mieux : en dépit de leur confidentialité, ces déluges vindicatifs auraient un effet tangible. Et le milieu de l’art, qui se rétracte avec un bel ensemble dans sa carapace dès qu’il s’agit de douter, y serait malgré tout sensible. Pourtant, derrière les insultes, délibérément grossières, et les invectives, outrageusement gratuites, transparaissait ce qu’en langage cuistre on appelle une solide culture visuelle. Chaque jugement à l’emporte-pièce, sur les nouvelles tendances ou les résurgences dont l’art en train de se faire est régulièrement la proie, entretenait une vision argumentée et cohérente, beaucoup plus profonde et plus vitale qu’elle ne voulait apparaître. La crainte de se prendre au sérieux et le mépris de toute vaine théorie justifiaient sans aucun doute le recours systématique à la loi des contrastes. D’une notice à l’autre, où ne subsistait de la vengeance que le ton, impossible de savoir sur quel pied danser. Ce n’était pas le moindre mérite de cette prose que de rompre sans tourner autour du pot avec les règles, inhibées et inhibantes, du discours critique courant. À la fois lucides et faussement modestes, le ou les auteurs confessaient dans la dernière édition : "Coacte a juste été un expérimental instrument constricteur de l’actualité, s’enroulant sur elle sans recul, en visant un égarement joyeux. (…) Écrire des imbécillités naïves sur le travail des artistes était un exercice dont l’étendue du ressort nous était inconnue au début de cette aventure." Coacte n’était qu’un coup de poker, "pour voir", et n’avait jamais eu vocation à se perpétuer au-delà : une fois vérifiée la pertinence d’une critique libre des contingences, il fallait passer à autre chose.

La "dissolution", alors, est sans appel. Ainsi, cette feuille qu’on se surprenait à attendre chaque mois, comme si elle seule donnait l’injuste mais roborative mesure des choses, cesse de paraître. Dont acte. Cet envoi entendait dénoncer une situation médiocre, dans laquelle, couverts par la rhétorique la plus compassée, les mots perdent leur sens ou en sont délibérément privés. Une situation dans laquelle ce qui reste de critique est réduit à la simple hagiographie de complaisance et au trafic d’influence. Mais Coacte prouvait aussi, et c’en était évidemment l’aspect tout à la fois déplaisant et décevant, que le contrôle des esprits n’y avait pas, malgré quelques justes intuitions, cessé de s’exercer : cette feuille qui pouvait prétendre à toutes les vertus est restée désespérément anonyme. Et, tantôt expédiée depuis le douzième arrondissement de Paris, tantôt de Corse, répugnait même à livrer un quelconque indice de son origine.Le problème de la critique vient de ce qu’elle n’a plus de vision ni de destinataire, n’en a pas le souci ou n’en prend plus les moyens, pour toutes sortes de raison qui mériteraient d’être inventoriées. En se privant de son ou de leur propre nom, le ou les auteurs de Coacte ont reproduit en miroir la même impasse. Cette fâcheuse couverture de l’anonymat implique un manque d’adresse qui renvoie à nouveau le lecteur à un simple et détestable statut de voyeur.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°43 du 12 septembre 1997, avec le titre suivant : L’art comme on le parle

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