Ruff, sage et dérangeant

Une neutralité assumée mais détournée

Le Journal des Arts

Le 10 octobre 1997 - 669 mots

Le Centre national de la photographie (CNP), résolument engagé dans l’art contemporain de nature photographique, présente dans le cadre d’une Saison allemande (lire le JdA n° 43) partagée avec la Maison européenne de la Photographie (MEP) et l’Institut Goethe, l’œuvre de Thomas Ruff, enfant sage mais parfois dérangeant de la création actuelle. De quoi peut-être remettre la balle au centre dans le débat art-photographie.

PARIS. Si, au sortir de l’exposition Thomas Ruff, vous deviez définir en quelques mots la nature ou le genre de ses travaux, vous n’auriez d’autre recours que de nommer ses séries, d’en noter la diversité et peut-être l’hétérogénéité apparente. Mais n’est-ce pas rassurant qu’un artiste de 39 ans, ayant derrière lui une production estimable, n’émarge pas aux poncifs habituels de la décennie, qu’ils concernent une illusoire unité de style ou la reconnaissabilité répétitive de la démarche ? En fait, on fera avec Ruff le plein de photographie pour un temps, son plein du médium photographique et de ses pratiques revisitées, sans être pour autant saturé. Et l’on appréciera de voir quelqu’un qui ne prétend pas faire autre chose que de la photographie et n’étale pas le concept sur sa tartine (il laisse ce soin, avec sagesse, à ses commentateurs). La courte vidéo de la série "Contacts" , projetée dans le lieu, est une utile introduction à une pratique somme toute modeste, si l’on exclut ses pompeux récents photomontages.

"Un acte de désespoir"
Thomas Ruff y définit son entrée en photographie vers 1979 comme “un acte de désespoir”, à un moment où il “était persuadé que la photographie représentait la réalité”. Ce sont les Intérieurs froids, policés, monotones par lesquels il s’essaye au cadrage, à la composition, ou plutôt à la construction interne du rectangle et de la couleur. Des Intérieurs inhabités, clinquants de couleurs et de matériaux, insalissables et plastifiés, presque impropres à toute survie humaine. C’est cette neutralité "de façade", assumée mais détournée, qui fait peut-être l’intérêt des pièces de Ruff. Il travaille par série, comme la plupart des photographes, en définissant à chaque fois non pas un sujet, mais un dispositif et donc une procédure. Les Portraits des années quatre-vingt, de grand format, reprennent tout simplement la procédure obsolète du studio des années trente, en s’en tenant au visage de face – et à cette surface des choses qui est seule accessible à la photographie. Démystifiants, ou simplement sans mystification, ces Portraits paraissent aussi austères et impassibles que les intérieurs, mais leur grande dimension vaut une présence dérangeante. Les dispositifs, très "professionnels", de Ruff nous abandonnent à la limite de leur pouvoir, avec les bonnes questions sur les lèvres : y a-t-il dans une photographie autre chose qu’une subjectivité projetée par le spectateur ? Y a-t-il des procédures plus subjectivantes que d’autres ? À quoi il répond que "c’est absurde de demander à une photo de livrer des informations [sur les individus]".On appréciera donc son maximalisme photographique, poussé aux limites d’efficacité – couleur, format, précision, composition – propres à chaque dispositif, à travers ses vues aériennes stéréoscopiques, ses agrandissements – grossis deux fois – de photogravures parues dans les journaux, les Maisons aseptisées, les Autres portraits qui superposent numériquement deux visages différents, les petits portraits aux pupilles artificiellement colorées en bleu (un jeu sur les présupposés et les a priori du regard), les Étoiles (agrandissements de négatifs d’un observatoire). Mais surtout, on se laissera happer par les Nuits, issues d’un dispositif d’amplification lumineuse utilisé pendant la guerre du Golfe, halos de fausse verdure fluorescente, comme perçus dans l’œilleton d’une lunette d’approche : le sujet et le dispositif s’adaptent l’un à l’autre, ils entrent en résonance pour faire vibrer une trompeuse indifférence.

THOMAS RUFF, ŒUVRES 1979-1996, jusqu’au 17 novembre, Centre national de la photographie, 11 rue Berryer, 75008 Paris tél. 01 53 76 12 31 tlj, sauf mardi 12h-19h. Catalogue, coédition CNP-Actes Sud, 96 p., 130 F.
THOMAS RUFF, JEUNES GENS, 1984-85, jusqu’au 14 novembre, Goethe Institut, 17 avenue d’Iéna, 75116 Paris, tél. 01 40 46 69 66 tlj sauf samedi et dimanche, 10h-20h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°45 du 10 octobre 1997, avec le titre suivant : Ruff, sage et dérangeant

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