Niepce et Daguerre, encore ? Prolifération ou raréfaction ?

Le Journal des Arts

Le 7 novembre 1997 - 1778 mots

Aux origines de la photographie, deux conceptions modèlent par avance un procédé potentiel : la multiplication des images couplée à l’anonymat de leur production, ou l’unicité du produit liée au droit de l’auteur-créateur, l’artiste. N’y a-t-il pas dans certaines situations actuelles, en photographie, la conséquence de ces choix nécessaires qui sont peut-être aussi des oscillations culturelles ?

Le dilemme remonte aux prémices de l’invention de la photographie, au contrat d’association entre Niepce et Daguerre, en 1829, qui conduit à la révélation publique du daguerréotype en 1839, déclenchement de l’ensemble des processus photographiques.

Le multiple
L’un – Daguerre – est perçu rétrospectivement comme un artiste (il a plus ou moins ce statut avant l’événement), l’autre – Niepce – comme un technicien et un inventeur-chercheur. C’est dans ce contexte d’indéfinition des rôles, malléable par nature, que naît la notion de photographie, entre 1829 et 1839, dans une première (et double) incertitude sur la manière d’aboutir à un procédé viable, et sur la fonction que ce procédé pourrait remplir dans l’avenir. La chose a éclaté au grand jour en 1839, sous la forme du daguerréotype, alors que Niepce était mort depuis six ans. La genèse du daguerréotype a d’emblée privilégié l’un des protagonistes, Daguerre, son procédé personnel, les fonctions attachées à ce procédé et tout ce qui découlait par ailleurs de la personne de ce seul survivant de l’aventure, et fêté comme tel. Restons-en à cette séparation originelle, propre à la photographie, entre deux orientations de l’invention, pour y retrouver dans l’aujourd’hui une forme de perception de la photographie, entre des fonctions multiples et multiplicatives d’une part, et une évaluation artistique, centrée sur l’iconicité et l’unicité du produit, d’autre part. Étaient donc en présence, autour de 1830, deux conceptions divergentes : Niepce voulait obtenir in fine une plaque de métal gravée, dans laquelle l’image serait “représentée” par l’encrage du creux destiné au report sur une feuille de papier, répétable à volonté ; le peintre Daguerre cherchait confusément une image se rapprochant de celles qu’il connaissait par le dessin et la peinture, une image perspectiviste et illusionniste. La scène des origines est ainsi délimitée : d’un côté, la tradition de la gravure (amplifiée chez Niepce par son intérêt pour la lithographie) attachée à la multiplication de l’image – celle que l’on commercialise dans les boutiques et par le colportage, omniprésente et toujours identique à son modèle ; de l’autre, une certaine tradition de la figuration, dont on saura avec le dévoilement du daguerréotype, en 1839, qu’elle s’établit sur la précision des contours, la netteté, l’intégralité de la saisie, et s’accompagne d’une observation quasi extatique de l’unique icône non reproductible. Le syndrome Niepce-Daguerre, constamment rejoué dans l’histoire, se décline dans les oppositions unique/multiple, art/technique, entre la valeur d’art d’une image inouïe, inespérée, fascinante et d’emblée parfaite (Daguerre), et la valeur fonctionnelle d’une technique multiplicatrice (Niepce), qui peut souscrire elle aussi à la fascination, mais vaut d’abord par l’ubiquité de l’outil de connaissance. Deux vocations qui devraient encore aujourd’hui ressortir à une minime analyse de ce qui est présent dans un salon, dans une foire, dans une exposition, même si la confrontation est muselée.

La photographie d’art, la photographie plasticienne, la photographie d’artiste, etc. représente à l’évidence ce courant daguerrien, malgré les adaptations que subit au cours du temps le modèle de l’unicité : numérotation des épreuves, distinction des tirages et des catégories de diffusion, dénégations d’une vocation irrépressible à la multiplicité. “La photographie”, au sens générique, assume pour sa part – parfois à reculons – ses vertus de diffusion et de multiplication, représentant le versant niepcéen que le XIXe siècle a abondamment cultivé sous deux formes : la photogravure et le tirage multiple d’après négatif. N’a-t-on pas poussé à la confusion des genres lorsque l’on voit une part du photojournalisme de jadis, et du meilleur, passer insensiblement de sa fonction médiatique (la présence de l’image dans les magazines pour lesquels elle était faite) à une fonction iconique de “bonne image” ou “belle image” (?) célébrée par une marie-louise et un cadre, glorifiée par l’espace du musée, exaltée par la rareté du “tirage original” – au plus grand bénéfice de toutes les étapes marchandes de ce qu’il faut bien appeler un parcours du négociant. Et puisque la photographie de presse des années trente n’était pas destinée à l’exposition, la rareté naturelle du produit est devenue le gage de la valeur d’art attachée par principe aux pièces uniques, entraînant elle-même sa valeur marchande et la hausse de la cote pour des musées en manque ; par une suite d’enchaînements, les causes sont prises pour l’alibi des effets et vice versa. La confusion étant sciemment entretenue par certains “grands noms” de la photographie à seule fin d’autopromotion, n’y a-t-il pas là aussi de l’autoflagellation qui fait les délices de la critique ?

La carrière de photojournaliste est brève, elle s’ouvrira donc de plus en plus aux reconversions. D’autant que – on l’a vu à propos de l’affaire Diana – la photographie a perdu la quasi-totalité de ses fonctions traditionnelles dans les médias (elles-mêmes peu anciennes, puisqu’elles ne remontent qu’aux années vingt). De la rotative démocratique et démonstratrice à la réserve climatisée du Musée d’art moderne de New York, c’est bien la même photographie, mais pas le même univers de perception, ni le même système de valorisation. “Croissez et multipliez”, avaient prêché les émules de Niepce ; “raréfiez, il en restera toujours quelque chose”, leur répondit l’écho des daguerriens... Les tirages les plus récents, limités et garantis indélébiles, exhibent l’éternité de leur fonction expositionnelle côte à côte avec les rescapés de la fragilité, jetés à tous les vents de l’histoire et de la disparition programmée.

De nouvelles normes
Peut-être les protagonistes de l’actuel marché de la photographie n’ont-ils pas en mémoire ce temps très récent où les photographies se périmaient rapidement, vieillissaient avec nous sans que l’on y prenne garde et subissaient le sort commun : la tombe, la poubelle, la décharge. Loin de nous l’idée d’en appeler au retour de ces temps barbares où presque personne ne s’intéressait à la photographie du XIXe comme du XXe siècle ! Mais il y avait là une situation naturelle pour la photographie, qui découlait de la multiplication, de la redondance, de l’omniprésence, de l’universalité acquise de ses fonctions. Il se trouve qu’elle n’était pas réductible à la fonction à laquelle elle était destinée ; elle pouvait alimenter d’autres lectures, d’autres satisfactions, d’autres surrections de la mémoire. Plus qu’une image jetable et périmée, elle devenait une relique, elle devait assumer sa polyfonctionnalité et se prêter à de secondes vies. Depuis une ou deux décennies, les raisons que chacun peut avoir de s’intéresser à de la photographie “périmée” ressortissent à l’intime et au fantasme : déclassée, elle a été reclassifiée ; réformée, elle a été renormée sur des fonctions nouvelles (collection, archivage, publication, exposition) qui devraient elles-mêmes ouvrir à d’autre reclassements. Ce sont peut-être ces nouvelles normes imposées tous azimuts et sans cohérence qui font aujourd’hui problème, car nous assistons à une reconversion paradoxale.

D’un côté, de grandes entreprises de numérisation rachètent d’énormes fonds d’agences d’images de toute nature, avec l’objectif, qu’on nous dit proche, de les libérer sur le réseau, moyennant perception des droits, cela s’entend ; de l’autre, des musées ou institutions tout aussi puissants (du type Getty Museum, lire page 16) ont emmagasiné de la photographie hautement répertoriée, sélectionnée, chaque pièce étant considérée comme une œuvre et conséquemment une œuvre d’art – à grand renfort financier, cela va de soi. Assurément, on ne trouvera pas dans ces différents sites les mêmes images. Mais quelle place est faite à la réalité de la photographie dans ce marchandage ? Parlons-nous simplement d’une image, ou d’un référent documentaire, ou d’un vague sujet pixellisé, ou au contraire d’un tirage photographique, qui est un artefact, un produit du temps, un fragment d’histoire qui porte dans sa surface même et dans son apparence visuelle les indices et les marques de l’histoire ? Dans le règne iconique, la photographie est d’abord cette surface délimitée qui n’a d’existence que dans l’histoire et par son histoire, par ce qu’elle en rapporte, contient, conserve, contre les injures du temps et de la numérisation confondus.

Où nous voilà revenus presque au point de départ, car si les tenants de la photographie-en-tant-qu’art-contemporain se sont attachés souvent au seul référent, au contenu hypothétique d’images dans lesquelles nous serions censés “pénétrer”, c’est au détriment de tous les critères photographiques de la surface-photographie. Surtout lorsque cet antagonisme s’accompagne d’un mépris pour la photographie appartenant au champ historique : l’art (contemporain) selon la posture de Daguerre (le tableau) ne reconnaît pas l’artisanat populaire et vulgaire des élèves de Niepce (la rotative). Ce qui a eu pour effet de précipiter l’ensemble de toutes les photographies produites au long de tout ce temps dans le grand tout indifférencié des “images”, chaudron de sorcière des temps post-modernes d’où ne sont sorties jusqu’à maintenant que les fumées de la médiologie ; il s’en est même trouvé pour “théoriser” que toute photographie soit un tableau, quand la photographie était dans sa conception la négation et l’inversion du tableau.

Les nouvelles technologies
Entre les deux conceptions antagonistes de Niepce et de Daguerre, entre l’image multiple et la peinture automatique, il y avait un oublié, cet être moderne qu’est le photographe, celui qui pré-visionne la commercialisation du produit, et détermine les fonctions possibles de ses images (l’usage qui en sera fait), et par là même le sujet de ces images. Ceci n’empêche nullement ce photographe d’agir en artiste pour produire des images qui n’auraient comme fondement que l’appartenance au champ de l’art ; mais elle implique aussi que la notion d’auteur (d’une image) soit profondément modifiée par l’avènement des procédés photographiques. Il faudra admettre que c’est le marché, activé depuis une quinzaine d’années, qui a construit artificiellement une “fonction d’auteur” en photographie, et a réorienté les enjeux de la photographie ancienne ou moderne, sans grande considération pour la vérité de l’histoire ou pour l’intentionnalité originelle.

Le photographe-artiste contemporain se trouve astreint à souscrire à une “politique” daguerrienne de la raréfaction, quand la réalité de son travail quotidien souscrit plutôt aux espoirs niepçéens de la prolifération. C’est dans ce décalage (une auto-limitation des possibles) que se situent sans doute les interrogations justifiées du public ; l’art photographique, pour clamer ses racines primitives, n’en reste pas moins en retrait des promesses intrinsèques du médium. Mais les nouvelles technologies, impliquant une circulation dérégulée, vont peut-être réordonnancer cette construction arbitraire. Le rêve d’une libre disponibilité des images (comme il y en eut de l’écrit imprimé, ou des photographies dans la presse de l’entre-deux-guerres) est peut-être caduc, pour l’instant, car dans le combat de titans que se livrent les merchandising-concepts planétaires, Daguerre a eu le dessus dernièrement. Encore ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°47 du 7 novembre 1997, avec le titre suivant : Niepce et Daguerre, encore ? Prolifération ou raréfaction ?

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