Chronique

L’art comme on le parle

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 7 novembre 1997 - 650 mots

La cause est entendue : l’art d’aujourd’hui (ses prémices, ses valeurs d’usage…) souffre d’une crise chronique dont la réalité est décrite, donc soutenue, avec autant d’énergie par ses défenseurs que par ses détracteurs.

De telle sorte qu’en perpétuant les manichéismes, en se cherchant des raisons d’être culturelle, cette controverse occulte peu à peu son objet ou le réduit à un rôle accessoire. La polémique, pourtant, n’absorbe pas toutes les énergies et, insoucieuses des querelles, quelques personnes, enseignants pour la plupart, ont trouvé les moyens de créer une nouvelle revue, qui promet d’être livrée deux fois par an. Malgré les distances qu’il entretient avec l’actualité, ce périodique s’inscrit bel et bien au cœur des débats, à la fois par son programme – redonner la parole exclusivement aux artistes, musiciens, écrivains, architectes… – et par son titre : Le travail de l’art. Grâce à leur statut littéraire incertain et à leur destination hasardeuse, à leur qualité d’inachèvement définitif, les écrits d’artistes permettent de saisir mieux qu’ailleurs les contradictions vives d’une époque, de mesurer plus précisément les conflits entre les intentions, généreuses, et les faits, bornés, entre les ambitions et le contexte, entre l’art et la culture. Stratégiques ou naïfs, ils révèlent entre leurs lignes les capacités de résistance ou, au contraire, habillés des oripeaux de la sincérité, des hypocrisies et des compromis, ils trahissent ou de grands espoirs (que ni un critique ni un historien ne sauraient exprimer) ou l’emprise parfois embarrassante de l’ego. Si toutes ces qualités sont bien réelles, on comprend pourquoi les artistes hésitent à passer à l’acte et pourquoi on leur accorde une portion aussi congrue du territoire écrit. Existent encore deux risques aussi évidents que dissuasifs : celui qui consiste à les réduire à de simples modes d’emploi et celui qui vise à les transformer en auto-promotion. Quand les textes d’artistes sont expressément sollicités et quand ils perdent leur caractère gratuit et se voient dirigés vers une fonction utilitaire, loin d’être écartés, ces risques s’en trouvent augmentés. En l’occurrence, la destination des écrits dans cette revue est on ne peut plus claire : “Le travail de l’art, peut-on lire en quatrième de couverture, énonce son contenu : montrer comment l’art se travaille et ce qu’il travaille”.

Se fait jour ici le souci de légitimer l’art, non pas par ce qu’il est et ce qu’il apparaît être en effet, mais par sa fabrication, comme si l’effort et l’éventuelle complexité du processus avaient une valeur en eux-mêmes. Comme si la recette valait mieux que le plat, ou plutôt, comme si le plat ne valait que par la lecture simultanée de sa recette. Nouvelle apologie du contenu contre les apparences et la forme. On peut imaginer qu’une telle insistance sur le travail entend répondre à l’argument, classé réactionnaire, du métier, et veut prouver que les héritiers de Duchamp, eux aussi, plongent volontiers les mains dans le cambouis d’une pensée très élaborée, dans la mécanique ingrate d’une grammaire des idées. On lit encore que "Le travail de l’art s’appuie sur la dimension subjective de l’art mais, en exhibant les processus d’élaboration de la création, il dévoile la nature politique de son rapport au monde". Par une ellipse, dont l’étrangeté vaudrait de plus amples commentaires, est fait l’éloge ingénument obscène d’un nouveau genre de voyeurisme : l’exhibition devient un dévoilement. Il faut comprendre ce ne sont pas les cuisines que nous sommes invités à visiter, mais bien la salle de travail d’une maternité. De ces accouchements artistiques nous ne devons rien ignorer, ni le sang ni la douleur. Attentifs et patients, tout comme la sage-femme et l’anesthésiste, nous avons à reconnaître la grâce et la trivialité objectives des origines et, au-delà, le caractère périssable de l’art. Ainsi conçu et exhibé, ayant de bon gré renoncé à l’immortalité à laquelle jusque-là il avait outrageusement prétendu, l’art pourra alors bénéficier d’une insertion convenable dans le seul monde normal qui soit : celui du travail.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°47 du 7 novembre 1997, avec le titre suivant : L’art comme on le parle

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