Le marché Art déco : l'exception culturelle américaine

Un style aujourd'hui encore plus apprécié aux Etats-Unis qu'en Europe

Le Journal des Arts

Le 21 novembre 1997 - 1744 mots

En vingt-cinq ans, depuis la vente Doucet en 1972, le prix des meubles et objets Art déco a connu une forte inflation. Convoitées principalement par une poignée de grands collectionneurs français et d’acheteurs américains, les plus belles pièces se négocient aujourd’hui pratiquement au même prix que leurs équivalents du XVIIIe siècle. Cette augmentation, à la différence de ce qui se passe en peinture, n’est pas le résultat d’une spéculation particulière. La valeur prise par la “marchandise”? signée des grands ébénistes et décorateurs Art déco correspond plutôt à une véritable reconnaissance de ce style, qui intéresse tout autant les Américains que les Français.

Comme le rappelle Jean-Marcel Camard, “les amateurs d’Art déco achètent des objets et des meubles pour vivre avec.” L’acte d’achat étant lié à une fonction d’usage, la notion de spéculation est a priori étrangère à ce marché. Les prix ont progressé de façon constante, jusqu’à 10 ou 20 % par an. C’est ainsi qu’une chaise africaine de Legrain, vendue 25 000 francs en 1977, a trouvé preneur à 670 000 francs en 1996. La raison de cette inflation : “Peu de pièces circulent car, d’une part, la période de création est relativement courte et, d’autre part, un certain nombre d’œuvres ont été détruites lorsque l’Art déco n’était pas encore reconnu comme un style majeur”, explique l’expert parisien. “La plupart des marchands n’ont que peu de stock, alors même que le marché est porteur”. Porteur et bien portant, dans la mesure où “la France est un véritable grenier à grains”, selon Félix Marcilhac. C’est pourquoi l’antiquaire et expert parisien n’est pas inquiet du départ de pièces à l’étranger, notamment aux États-Unis :”Si certains objets quittent Paris, d’autres y arrivent régulièrement. Et, de toutes les façons, l’Art déco bénéficie d’une situation privilégiée dans la capitale française, car tous les acteurs soutiennent le marché, en particulier en ventes publiques, en évitant de laisser partir trop d’œuvres importantes à l’étranger”. L’intérêt des collectionneurs et des marchands français peut faire barrage au désir d’acquisition des Américains. Pour Jean-Marcel Camard, “chaque vente publique spécialisée dans ce domaine entraîne une véritable mobilisation hexagonale. L’activité des amateurs français démontre bien qu’ils sont encore nombreux et prêts à soutenir les enchères”. Les prix atteints lors de la vacation dirigée par Me François de Ricqlès le 22 octobre tendraient à le prouver.

Les boiseries de Jean Dunand, en bois laqué et gravé d’une forêt géométrique et cubiste, ont non seulement été acquises par un collectionneur français qui achète de l’Art déco depuis une quinzaine d’années et a enchéri jusqu’à deux millions de francs, mais les trois quarts des autres pièces ont également été adjugées à des Français. Et l’un des principaux marchands américains, Di Lorenzo, n’aurait même rien acheté. Les collectionneurs étrangers s’intéressent surtout aux pièces majeures et celles de gamme moyenne demeurent dans l’Hexagone, où elles trouvent plus facilement preneur.

Les Américains plus présents
Cette vision optimiste des choses doit toutefois être tempérée. Toutes les ventes ne se ressemblent pas, et Me Millon, l’un des spécialistes des ventes publiques d’Art déco, constate que si le marché ne dépend pas entièrement des États-Unis, “les Américains achètent toujours en nombre des pièces importantes”. Aujourd’hui, ils doivent cependant “batailler ferme avec des amateurs suisses et des collectionneurs français”.  Par ailleurs, le fait que les marchands français achètent en ventes publiques n’implique nullement que leurs achats resteront en France, car les antiquaires sont unanimes à reconnaître que les amateurs étrangers sont plus présents qu’il y a quelques années. Cheska Vallois estime par exemple que désormais, “les  Américains représentent les deux tiers de (ses) clients et les Français seulement un quart”.

Jean-Louis Danant connaît la même situation. Il considère que “le faible nombre de grands collectionneurs français explique l’importance prise par les Américains dans ce domaine”. Et d’après lui, l’évolution des prix “incite plus les Français à vendre qu’à acquérir du mobilier des années trente”. L’importance du rôle des décorateurs outre-Atlantique serait une autre raison de cette évolution. “Le modernisme des lignes, associé à la sophistication et au luxe des matériaux utilisés, permet de marier l’Art déco avec tous les styles”, précise Cheska Vallois. Jacques De Vos considère même qu’idéalement, “l’Art déco doit être complété par d’autres styles pour faire ressortir la qualité des objets”.  L’Art déco se trouvera particulièrement bien avec l’art primitif et l’art du XXe siècle, moderne ou contemporain, et leurs collectionneurs sont souvent les mêmes.

Pour l’antiquaire parisien Patrick Fourtin, les motivations d’achat sont autant financières que culturelles : “Si les Américains se sont toujours intéressés à l’Art déco – car ce style correspond à leur histoire et à leur façon de vivre –, ils sont plus enclins aujourd’hui à investir en raison de la force du dollar ; alors qu’à l’inverse, les Français ont moins d’argent disponible en raison de la crise”. Et Jean-Jacques Dutko de surenchérir : “Les Américains occupent le devant de la scène parce que l’Art déco correspond plus que n’importe quel autre style à leur culture”. Monique Magnan, de la galerie Makassar, souligne également que “les Américains sont beaucoup plus présents depuis quatre ou cinq ans, alors que les Français ont davantage tendance à conserver leur argent, ou alors à investir dans le XVIIIe siècle”. Cette clientèle française restreinte l’a d’ailleurs conduite à réaliser l’essentiel de ses ventes à l’exportation.

Effets de mode ou engouement de longue date ?
L’Art déco n’échappe pas à certains effets de mode, comme le montre par exemple l’intérêt actuel pour Jean-Michel Frank. Selon Jacques Verdier, qui s’est associé avec une galerie new-yorkaise, “ce succès est cependant plus l’effet de quelques collectionneurs français que d’un engouement généralisé”. Les autres grands noms de l’Art déco ne sont pas oubliés pour autant : un créateur comme Pierre Chareau, dont un bureau s’est vendu récemment 600 000 francs, est plus que jamais en vogue. Patrick Fourtin explique ces prix élevés par le fait que “les références sécurisent toujours de nouveaux clients, initialement attirés par la qualité des objets”. Mais pour Alain Chuderland, de la galerie bruxelloise Futur Antérieur, il n’existe pas véritablement de mode en Art déco. “Les amateurs achètent avant tout au coup de cœur, dans un but décoratif, et ne deviennent collectionneurs qu’ensuite”. Un point de vue que partage Denis Doria, dont la galerie se spécialise dans la recherche de pièces exceptionnelles, tel ce salon en verre réalisé par René Coulon entre 1935 et 1937, comprenant deux fauteuils, un canapé et une table. Il estime lui aussi que si Jean-Michel Frank est aujourd’hui apprécié du grand public, c’est en quelque sorte par mimétisme et uniquement parce que “depuis des années, de grands collectionneurs français s’y intéressent”. Les effets de mode n’affectent pas en tout cas les maisons qui rééditent leurs créations originales, comme Perzel, dont les luminaires connaissent un succès jamais démenti. Selon son directeur actuel, Olivier Raidt, “l’attrait pour les formes des années trente permet de vendre chaque année deux mille rééditions de modèles originaux”.

Une gamme de prix très étendue
On trouve des meubles Art déco  à tous les prix. Selon Cheska Vallois, “un meuble de qualité se vend à partir de 200 000 francs et jusqu’à plusieurs millions ; tous les types de collectionneurs peuvent y trouver leur compte”. Alain Chuderland est également de cet avis. En raison de l’étroitesse de sa galerie, il présente davantage d’objets que de meubles, et dans une gamme de prix très large, allant de “quelques milliers de francs à plusieurs millions”. Tout comme Philippe Denys qui, dans sa galerie bruxelloise, propose aussi bien à des collectionneurs belges, allemands, français ou américains, des objets à partir de 10 000 francs et des meubles jusqu’à 500 000 francs, voire quelques millions pour des pièces exceptionnelles. Il estime pourtant que des objets réalisés dans les années vingt peuvent, aujourd’hui encore, se négocier à des prix relativement bas : “Je trouve en Scandinavie des meubles Art déco dont le dessin, indépendamment des matériaux utilisés, en fait des pièces rares à des prix abordables.” La montée des prix de l’Art déco constituerait cependant un frein psychologique. Selon Jacques De Vos, “seuls les collectionneurs des années soixante-dix, qui ont pu alors acheter des merveilles à des prix très intéressants, sont capables de comprendre les sommets atteints aujourd’hui “. Jacques Verdier rappelle toutefois qu’à côté du haut de gamme auquel s’intéressent ces grands collectionneurs, coexistent un marché où les prix ne dépassent pas 80 000 francs et un autre,
de gamme moyenne, avec des meubles jusqu’à 250 000 francs. Ce que résume à sa manière Jean-Jacques Dutko en déclarant : “Les amateurs ont le choix entre les meubles Art déco, de qualité Art déco, et les autres, qui n’ont d’Art déco que la forme”.

Conseils d’experts
Interrogés sur les critères de choix d’un objet ou d’un meuble Art déco par un amateur, Félix Marcilhac et Jean-Marcel Camard s’accordent à reconnaître qu’il n’existe pas de règles générales. Pour ces deux experts, il est primordial de se fier à son goût et à son envie. De même, distinguer un original d’une copie nécessite d’être face à l’objet, d’autant que seules les pièces Art déco les plus importantes sont signées. Le prix dépendra bien sûr de la rareté et de la qualité de la réalisation. Les meubles d’un ébéniste comme Émile-Jacques Ruhlmann, par exemple, que “certains considèrent comme le Riesener du XXe siècle”?, bénéficient d’un intérêt particulier. La valeur d’un meuble Art déco s’établit en fonction du talent et de la notoriété de son auteur, notamment de ce qu’il apporte au style. “Les œuvres d’Eugène Printz sont ainsi recherchées pour les essences de bois utilisées ; celles de Pierre Legrain, pour l’influence de l’art nègre dans ses créations. Pierre Chareau est apprécié pour ses réalisations en métal ; Jean Dunand, pour ses laques, Jean-Michel Frank, pour ses meubles en paille et galuchat”?... Pour Jean-Marcel Camard, plutôt que de chercher à acquérir à tout prix une des quinze signatures les plus prestigieuses, il vaut mieux s’intéresser à des pièces moins importantes, mais de qualité certaine. Une salle à manger de Leleu sera accessible à partir de 150 000 francs, alors qu’une pièce similaire, signée par Ruhlmann, dépassera aisément les 600 000 francs. Félix Marcilhac estime qu’il est très difficile de donner des conseils généraux appropriés, car il faut être en présence d’un objet pour pouvoir l’apprécier à sa juste valeur. Il recommande de se documenter et de faire le tour des ventes publiques comme des galeries spécialisées pour se faire l’œil. Cela permet également de découvrir, à des prix encore raisonnables, des créations techniquement et artistiquement originales.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°48 du 21 novembre 1997, avec le titre suivant : Le marché Art déco : l'exception culturelle américaine

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque