Kyoto, Japon, secte, Miho Museum, Io Ming Pei

Une secte finance le musée d’I. M. Pei

Le Miho Museum construit par I. M. Pei réserve bien des surprises et soulève beaucoup d’interrogations

Le Journal des Arts

Le 21 novembre 1997 - 1631 mots

À quelques dizaines de kilomètres au sud-est de Kyoto, a été inauguré le 3 novembre un musée d’un genre un peu particulier. Le Miho Museum est en effet une émanation de la secte religieuse Shinji Shumeikai, qui revendique 20 000 membres rien qu’à Tokyo. Le bâtiment abritant son immense collection d’antiquités est l’œuvre de I.M. Pei, l’architecte de la pyramide du Louvre, et a coûté près de 250 millions de dollars (1,5 milliard de francs). La visite des lieux, comme la constitution de la collection, réserve bien des surprises et soulève de nombreuses interrogations.

KYOTO - Une visite au quartier général de la secte Shumei, à Shiga, n’est pas de tout repos. Il faut d’abord accomplir les ablutions obligatoires dans une cascade artificielle d’eau miraculeuse, puis traverser un jardin moussu ponctué d’un clocher conçu par I.M. Pei en 1987 (sa première réalisation au Japon), une vaste place pavée de marbre et, enfin, le grand hall dessiné par Minoru Yamasaki, mieux connu pour ses tours jumelles à la pointe de Manhattan. Après s’être déchaussé, on pénètre dans l’immense sanctuaire de la secte – 50 m de haut sur 100 m de long –, dont les bancs peuvent accueillir près de 6 000 fidèles. Une table d’autel vide est disposée devant un paravent en métal doré, censé dissimuler une statue en bois de Mokichi Okada (1882-1955), le maître spirituel de la secte Shumei. À un kilomètre de là a été édifié le Miho Museum, œuvre de I.M. Pei, dont l’accès nécessite encore le franchissement d’une série d’étapes.

Gardes en tenue militaire
Pour se rendre dans la plupart des musées, il suffit de prendre un taxi ; aller au Miho Museum relève plutôt du pèlerinage. Après une heure de voiture depuis Kyoto, sur de petites routes de montagne, le visiteur est accueilli par des gardes en tenue militaire saluant les véhicules à l’entrée, puis, à l’approche du parking, par des hôtes au sourire figé qui agitent les bras en signe de bienvenue. Il faut ensuite se rendre à pied au pavillon d’accueil en hémicycle, avant de continuer par le même moyen (ou en voiture électrique) sur un sentier pavé de marbre en direction du tunnel qui permet de franchir la montagne. Il débouche sur un pont suspendu de 120 mètres, au-dessus d’un ravin boisé, conduisant les visiteurs à l’entrée du musée, niché dans une colline. L’apparition soudaine du bâtiment a quelque chose de poétique qui, selon l’architecte, lui a été inspiré par le conte chinois du IVe siècle, Le printemps de la fleur de pêcher, dans lequel un pêcheur accède à un paradis caché en traversant une grotte. L’entrée dans l’immense atrium, en pierre polie et verre, offre une nouvelle surprise : à travers la baie vitrée, l’œil plonge immédiatement dans un superbe paysage de conifères. Le bâtiment n’est pas particulièrement novateur dans son interprétation moderniste de l’architecture des temples japonais, mais il y a un réel plaisir à parcourir les espaces publics baignés de lumière naturelle et composés de matériaux raffinés, si méticuleusement travaillés qu’on a l’impression d’évoluer dans une boîte de Fabergé. La structure est enterrée à 80 % afin de préserver la topographie du lieu, mais des ouvertures sur la campagne environnante apportent une respiration à la visite.

Imitation du diamant
Le souci de créer un musée et de constituer une collection ne date pas d’hier, mais prend sa source dans les conceptions spirituelles de la secte. En tant que collectionneuse, Mme Koyama, qui a fondé la secte Shinji Shumeikai en 1970, suit l’exemple de Mokichi Okada, dont l’invention d’une imitation du diamant avait fait la fortune à la fin des années 1910 ; il a ainsi pu donner libre cours à son goût pour l’art, qu’il considérait comme “le monde de la Vérité, de la Vertu et de la Beauté”. En créant le Miho Museum, Mme Koya­ma suit l’enseignement d’Okada, qui a écrit que “les œuvres d’art ne doivent pas être le monopole de quelques-uns, mais montrées au plus grand nombre afin que leur esprit s’en trouve élevé”. Il admirait les donateurs américains qui préféraient partager leurs richesses avec le public plutôt que de les transmettre à leurs héritiers, contrairement aux “cliques financières japonaises, bien trop égoïstes, qui avaient provoqué la guerre et leur propre disso­lution”.

En 1952, il avait personnellement dessiné le Hakone Museum of Art, à Atami, pour les œuvres japonaises et occidentales de sa collection. Après sa mort, ses successeurs ont fondé le Mokichi Okada Association Museum of Art, à Zuiunkyô.  Héritière d’une famille d’industriels du textile, Mme Koyama a commencé sa collection d’objets liés à la cérémonie du thé dans les années cinquante, en achetant à des marchands japonais comme Iwao Setsu et Kingo Kondo. Dans les années quatre-vingt, elle a décidé de partager ses trésors avec le public et, à la fin de la décennie, son intérêt s’est porté sur les antiquités non japonaises. La plupart des objets ont été achetés au prix fort, grâce à une fondation et aux dons des membres de la secte. Sa fille, Hiroku Koyama, affirme que le musée a été créé pour partager avec le public un art qui élève l’âme. Mais retiré dans la montagne, loin de toute grande ville, on peut se demander pour qui il a été construit. “Il n’a pas été spécialement créé pour les membres de la “famille”, déclare Hiroku Koyama, même si nous encourageons nos membres à apprécier la beauté”. Elle souligne également qu’aucun des objets de la collection n’intervient dans les rituels. Pour une organisation spirituelle qui déclare ne faire aucun prosélytisme, la secte Shumei a recours à des moyens de promotion assez agressifs : elle a fait appel à l’agence publicitaire new-yorkaise qui s’occupe du Guggenheim de Bilbao et du Getty. Ses représentants, disciples d’un jour, ne s’intéressent qu’aux aspects les plus superficiels des activités de leur client et empêchent tout contact sérieux avec le musée et son personnel. Pour les opposants, trop de mystères entourent le projet.

Budget d’acquisition mystérieux
Des citations abstraites de la doctrine sur la “révérence pour la beauté” ont été les seules réponses aux enquêtes sur la nature précise des activités de la secte. Les questions sur la santé financière et les connections du musée avec le marché ont été tout simplement ignorées, si ce n’est pour préciser que les fonds provenaient de la Fondation Shumei pour la Culture, sans but lucratif, et des contributions privées de ses membres. Le directeur du musée, Takeshi Umehara, célèbre historien et archéologue japonais, supervise l’action de huit conservateurs, tous issus de la secte. Malgré leur compétence, aucun ne figure dans la bibliographie des deux volumes du catalogue et ne semble avoir publié de travaux de recherche. La Shumei se repose en grande partie sur des experts de divers musées et sur un groupe de marchands. Des conservateurs du Los Angeles County Museum of Art, du Metropolitan, du British Museum ou encore du Cleveland Museum of Art donnent leur avis sur les attributions, les datations, l’authenticité et la conservation des œuvres. En échange, la Shumei a soutenu l’exposition “Suse”, au Met en 1992, et prêté de nombreuses pièces pour les expositions de ces différents musées. La première présentation des collections comprend 260 œuvres sur les 1 000 que compte le musée. Les objets japonais occupent les galeries de l’aile nord qui entourent un jardin de rocaille. L’aile sud contient les antiquités de Chine, Corée, Inde, Asie centrale, Égypte, Grèce, Rome et du Moyen Orient. Mme Koyama a été conseillée par un marchand d’antiquités basé à Tokyo et Bâle, Noriyoshi Horiuchi. Deux critères ont guidé leurs acquisitions : que l’œuvre soit une des plus hautes expressions de sa culture et qu’elle transmette un riche contenu spirituel. La Shumei refuse de révéler son budget d’acquisition, mais des professionnels du marché la décrivent comme une force prépondérante. Un spécialiste de New-York affirme même : “Ils soutiennent le marché à bout de bras en cette période de crise”. Des sources concordantes indiquent que plusieurs marchands ont joué un rôle important dans la constitution de la collection. Mais les acquisitions de la Shumei ont soulevé de nombreuses interrogations, notamment pour plusieurs centaines de pièces achetées en sept ans au moment où le trafic illicite d’antiquités était en pleine recrudescence. De plus, dans les catalogues, le contexte archéologique spécifique et l’indication de la provenance sont rarement précisés. Et des rumeurs ont également mis en cause l’authenticité de certains objets.

L’exposition inaugurale se poursuit jusqu’au 20 décembre. Le musée rouvrira ensuite du 15 mars au 10 juin, puis du 1er septembre au 15 décembre. Il se visite du mardi au dimanche, de 10h à 17h. Le billet d’entrée est de 1000 yen (47 francs).

L’Apocalypse comme point de fixation
Shumei Kyokai, fondée en 1948 par Mme Mihoko Koyama, est l’une des 90 branches de la secte créée par le philosophe religieux japonais Mokichi Okada, connu de ses adeptes comme Meishusama (“maître de la lumière suprême”?). En 1970, sans doute pour préserver l’intégrité de ses enseignements, Mme Koyama a formé Shinji Shumeikai, dont les membres se comptent aujourd’hui en dizaines de milliers, principalement en Asie, mais avec des sections aux États-Unis (Californie), à Francfort, Paris, Londres et Milan. Les publicitaires qui ont assuré la promotion du Miho Museum n’ont diffusé que les messages les plus inoffensifs de la secte, alors que l’Apocalypse constitue son point de fixation. Elle soutient qu’un processus divin de purification humaine, commencé en 1881, a atteint sa seconde phase en 1931 et culminera avec “une période de grande destruction puis de reconstruction comme on n’en a jamais vue avant”?. Cette catastrophe pourrait être évitée par l’avènement d’un monde sans maladie, pauvreté ni discorde, grâce au goût de la beauté et de l’art, à une agriculture naturelle, et surtout à la pratique du jourei : l’art de guérir en braquant la lumière spirituelle sur les autres.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°48 du 21 novembre 1997, avec le titre suivant : Une secte finance le musée d’I. M. Pei

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