Chronique

L’art comme on le parle

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 5 décembre 1997 - 676 mots

Il y a quelques années – si proches, si lointaines –, l’art figurait en bonne place dans la liste des moyens qui devaient contribuer à réduire la très fameuse \"fracture sociale\", habile euphémisme qui entérinait comme en passant la disparition de la lutte des classes.

À défaut d’avoir un ou du sens, l’art, décidément transformé en activité culturelle, se voyait attribuer par l’État une fonction réparatrice : les effets nocifs et brutaux de l’économie post-industrielle seraient atténués, voire supprimés, par des implants de nature artistique dans le tissu urbain. Affranchi de ses prétentions philosophiques et de ses idéaux délétères, l’art allait positivement servir la démocratie et tenir in vivo un rôle que les dictatures, elles, réservent habituellement à la propagande. La politique est avant tout affaire de reflet et, en l’espèce, le volontarisme ministériel se contentait de formaliser des préoccupations utilitaristes qui se font régulièrement jour dans le “champ” culturel et que les crises, quelle que soit leur nature, rendent plus sensibles. À ces moments-là, l’art doit impérativement aller vers le public et renoncer du même coup à ses velléités d’autonomie : le renversement est d’autant plus insensible qu’il est invraisemblable.

À la fin des années soixante, quand le prolétariat et les avant-gardes se persuadaient encore avec une énergie soutenue de leur existence, artistes et écrivains se firent volontiers intellectuels et, en tant que tels, entreprirent de s’occuper de ce qui ne les regardait pas. S’ils évitaient d’affirmer sur un ton catégorique que l’art doit servir à quelque chose, ils lui confiaient pourtant, au détour de longues et audacieuses périphrases, des missions souvent grandioses. On retrouve pareille posture, intacte, dans la nouvelle édition, revue et corrigée vingt ans après la première, d’un recueil de textes d’Alain Jouffroy, intitulé en toute simplicité De l’individualisme révolutionnaire (éditions Galli­mard). Triant avec embarras l’héritage surréaliste et tirant quelques leçons d’un Mai 68 que l’un des premiers il avait naturellement su prédire, analysant l’époque avec une modeste paranoïa de convenance, l’auteur esquisse une fable politique où il tente d’assigner à la poésie et à la peinture une place centrale. Il va de soi que l’art est une arme, donc l’artiste un rebelle, télépathe à l’occasion, tout comme “l’élimination des valeurs esthétiques” doit être étroitement liée “à la nécessité et à la possibilité d’une révolution sociale”.

Pour être acceptable et prétendre à une “vérité durable”, semblable perspective réclame quelques aménagements lexicaux qui se coulent ou se faufilent sans la moindre difficulté dans la prose. L’artiste devient ainsi un “producteur d’images et de formes”, l’écrivain un “producteur d’idées et de textes” , le cinéaste, certainement, un “producteur de messages audiovisuels”. Voilà comment les rendre enfin familiers à leurs contemporains. Au terme d’une aussi profitable et indiscutée métamorphose, on ne se scandalisera pas que Lénine croise Marshall McLuhan et Guy Debord et, dans son égarement, les confonde avec John Keynes et Milton Friedman : si les producteurs, tous les producteurs, “s’unissent réellement avec tous les autres pour accélérer la mise en marche d’un nouveau système de communication, l’État s’éteindra peu à peu de lui-même, parce qu’il perdra l’autorité d’un savoir dont on lui aura enfin arraché le monopole.” En tant que trope, la prophétie a toujours fière allure et, même (surtout) si elle ne se vérifie pas, on peut être sûr que, à l’instar de la calomnie, il en restera toujours quelque chose.

Le reste n’est pas toujours conforme aux intentions initiales, sans doute. Il est d’autant plus étonnant que l’auteur, poète-romancier enroulé dans sa toge d’idéologue, ne se soit pas aperçu que son rêve d’un monde meilleur offrait une excellente description anticipée du libéralisme tel que nous l’éprouvons aujourd’hui dans sa variante interactive. Utopies romantiques, mots d’ordre révolutionnaires, programmes franc-maçons, progressismes militants, placebos technocratiques – les idéologies passent, les situations, les structures et le vocabulaire changent. Mais, contrairement aux apparences, leur langage reste le même : utilitaire lui aussi, crispé sur des évidences sans retour, pétrifié par la promesse de la vérité, étranger à la métaphore, habité par le phantasme de la transparence. Un langage de bois qui se croit dur comme fer.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°49 du 5 décembre 1997, avec le titre suivant : L’art comme on le parle

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