Bruegel sous un double éclairage

Françoise et Philippe Roberts-Jones : « Brueghel » & Alexander Wied : « Bruegel »

Deux nouvelles monographies consacrées au peintre flamand

Le Journal des Arts

Le 19 décembre 1997 - 531 mots

Deux ouvrages consacrés à Bruegel l’Ancien viennent de voir le jour. Alexander Wied s’efforce de tracer le portrait du peintre flamand, longtemps tenu pour un maître truculent sans profondeur, puis qualifié, avec quelque exagération, d’artiste engagé. Françoise et Philippe Roberts-Jones livrent, sous la forme d’un texte prudent et documenté, un véritable manifeste contre une certaine forme d’histoire de l’art.

L’ouvrage d’Alexander Wied offre une bonne synthèse des connaissances actuelles. Signalant les zones d’incertitudes iconographiques ou biographiques et citant les textes de référence, l’historien de l’art autrichien engage à chaque fois son point de vue. Il rejette l’hypothèse d’un Bruegel opposant politique à l’Empire ou acquis aux idées de la Réforme, tout en montrant l’incidence de l’occupation espagnole et de la division religieuse sur l’art du Flamand. Directe, claire, documentée, chronologique, cette “introduction” remplit bien son rôle.

Deux fois plus épais, le livre de Françoise et Philippe Roberts-Jones est plus sinueux. Il se lit comme une devinette dont les indices ne sont donnés qu’à la fin. Le lecteur avance, sans toujours comprendre le propos des auteurs. Malgré la richesse des sources, des comparaisons et des illustrations, les conclusions font souvent défaut. S’agirait-il d’un nouvel ouvrage érudit qui s’égare en visant l’exhaustivité ?

Une étrange prudrence
Les hypothèses sont longuement pesées pour être ensuite rejetées. Le contexte historique est savamment analysé mais n’intervient jamais au niveau de l’explication. Ainsi, Bruegel n’a figuré les soldats du Portement de croix dans le costume rouge des mercenaires au service des Espagnols que pour actualiser la scène et par “nécessité picturale”. “Les tuniques rouges ne sont-elles pas, ici, heureusement rouges ?” s’interrogent les auteurs. Certaines interprétations historicisantes contes­tables sont rejetées avec des arguments tout aussi contestables. Il n’est peut-être pas nécessaire de recourir à l’interdiction des chambres de rhétorique par le duc d’Albe pour comprendre le sens du Triomphe de la mort. Néan­moins, l’argument opposé par les Roberts-Jones est faible : Bruegel n’aurait pas “peint à la veille de son propre décès une œuvre de cette ampleur, et aussi désespérée, pour une raison strictement événementielle”.

En revanche, le contexte culturel et artistique de la création bruegelienne est bien pris en compte. La partie qui s’attache à rapprocher les formules artistiques du peintre flamand d’autres techniques – tapisserie, sculpture…–, voire d’autres époques – le XIXe siècle avec Daumier, le XXe siècle avec Jacques Villon –, est parfois éclairante. Elle tranche nettement avec la prudence affichée dans les premiers chapitres. Et peu à peu, le lecteur perçoit le propos véritable des auteurs. La clé en est d’ailleurs fournie dans les dernières pages. “Si le peintre vit les circonstances de son temps, l’actualité pour un artiste est un stimulant, non une fin en soi, puisqu’elle arrête son effet avec la disparition de sa course. Vouloir emprisonner un créateur dans l’histoire, c’est le tuer.” Les recherches plastiques des grands maîtres s’inscrivent dans une continuité qui dépasse les périodes stylistiques. Elles illustrent des préoccupations philosophiques universelles. Le Brueghel de Françoise et Philippe Roberts-Jones se révèle enfin pour ce qu’il est : un manifeste contre une histoire de l’art trop historique.

Françoise et Philippe Roberts-Jones, Brueghel, Flammarion, 352 p., 595 F, ISBN 2-08-010072-6.
Alexander Wied, Bruegel, Gallimard-Electa, 168 p., 280 F, ISBN 2-07-015050-X.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°50 du 19 décembre 1997, avec le titre suivant : Françoise et Philippe Roberts-Jones : « Brueghel » & Alexander Wied : « Bruegel »

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