Art contemporain

Les limites de la frontière

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 8 juillet 2009 - 946 mots

VALENCE / ESPAGNE

L’IVAM, à Valence, interroge la notion de frontière. Le parcours, conçu par des commissaires d’exposition renommés tel Robert Storr, s’achève par une installation convaincante de Bob Wilson

Qu’est-ce qu’une  frontière? Quel est le sens profond de ce vocable? À quoi fait-il allusion: à la défense de quelque chose ou, au contraire, à une ouverture vers l’inconnu? «Frontière» est indubitablement un mot dans l’ère du temps. Un terme intrigant, inquiétant ou évocateur qui présente moult nuances et fascine artistes, architectes et autres designers. À preuve, cette vaste exposition estivale que propose l’IVAM (Institut Valencià d’Art Modern), à Valence, en Espagne. Elle s’intitule «Confines» [Frontières] et a été concoctée par trois personnalités notoires venues exprès d’outre-Atlantique: Robert Storr, critique d’art et directeur de l’édition 2007 de la Biennale d’art de Venise; Aaron Betsky, ancien directeur du Netherlands Architecture Institute de Rotterdam et actuellement directeur du Cincinnati Art Museum (Ohio); ou encore, le metteur en scène et plasticien Bob Wilson.

L’exposition se compose de quatre volets, qui chacun explore une facette distincte: la chronologie à travers «Histoire de la frontière» par Consuelo Ciscar Casabán (directrice de l’IVAM) et Vincenzo Trione ; l’espace dans «Géographie de la frontière» par Aaron Betsky; la durée à travers «Frontières du temps» par Robert Storr et Francesca Pietropaolo; enfin une interprétation (très) personnelle avec «Visions de la frontière» par Robert Wilson. «Les pièces sélectionnées interprètent les scénarii variables, ébranlés et contradictoires de notre temps, expliquent en chœur dans le catalogue Consuelo Ciscar Casabán et le critique d’art et professeur à l’université de Naples Vincenzo Trione. Elles apportent un témoignage et réinventent des moments de la réalité dans laquelle nous évoluons chaque jour, une réalité qui, contrairement à ce qui est fréquemment maintenu, n’est pas une expression d’une modernité liquide, mais est marquée par la ré-émergence constante de murs.» En guise d’ouverture à «Confines», les deux commissaires de la section historique montrent comment les artistes ont traduit la frontière en un «alphabet complexe de lignes abstraites». On y trouve les ruptures franches telles les fameuses bandes de Daniel Buren ou, dans un registre proche, les Equal Paintings d’Alan Charlton, sept canevas identiques séparés par un vide rigoureusement équivalent. Mais la frontière peut être beaucoup plus floue. Ainsi en est-il des aplats géométriques de Mark Rothko et des Concepts spatiaux de Lucio Fontana. Avec Untitled/To Barbara Wool et ses deux néons qui s’entrecroisent dans l’angle d’une salle, Dan Flavin interroge, lui, la frontière ultime, l’intersection. Nous sommes bel et bien dans la troisième dimension, comme le suggère aussi Sean Scully, dont un pan de Depford Floating Painting sort littéralement du tableau à angle droit et reste en suspension. Troisième dimension explorée également dans l’épaisseur de la toile, pour Pierre Soulages, Antoni Tàpies, Alberto Burri et Bernar Venet. « Les frontières n’existent pas, elles sont à la fois une réalité et un artefact, estime Vincenzo Trione. Les artistes, dans leur ADN, sont des déconstructeurs et des reconstructeurs de frontières ».

Cette définition sied également aux architectes et aux designers. En témoignent les œuvres présentées dans la section «Géographie de la frontière». Cette démarcation, en architecture, fond littéralement, ainsi des favelas surréalistes photographiées par Dionisio González (série «Jornalista Roberto Marinho») dans lesquelles se dissimulent d’insolites architectures high-tech, ou des étranges édifices-sculptures d’Erwin Wurm (Haus Moller/Adolf Loos, Guggenheim…) qui deviennent liquides. De son côté, l’architecte Greg Lynn s’amuse avec ironie des limites de l’outil numérique à travers une série de tables basses (Toy Furniture) dont le piétement, conçu avec un logiciel sophistiqué, est une imbrication de… jouets en plastique. Mieux, Esther Stocker explore les trois dimensions dans une composition aérienne et magistrale (Untitled), Mikado de bois suspendu en pointillé dans l’espace.

Le mutisme en politique
La troisième partie, qui se concentre sur la thématique du temps à travers l’image mouvante, manque quelque peu d’ampleur pour que la démonstration soit satisfaisante. On retiendra néanmoins The Long Goodbye de David Claerbout, une œuvre qui, grâce au ralenti, suspend le temps d’un instant traditionnellement furtif, ou encore l’excellent The Silent Echo Chamber, une série de vidéos de Harry Shearer qui montrent les infimes secondes pendant lesquelles une personnalité (Henry Kissinger, Hillary Clinton, John McCain, Joe Biden, James Carville…) est muette juste avant d’apparaître en direct à la télévision. Hilarant et éclairant !

«Visions de la frontière», quatrième et dernier volet, est une carte blanche livrée à Bob Wilson, lequel a réuni des pièces –signées Jonathan Meese, Misaki Kawai, Planningtorock, Vadim Fishkin, Megan Whitmarsh…– qui, ensemble, dessinent une unique et incroyable installation. Bob Wilson: «Lorsque j’ai vu, pour la première fois, l’exposition telle que mes assistants l’avaient installée, j’ai trouvé cela trop bien rangé, trop en ordre, et je leur ai aussitôt demandé d’y mettre le “bordel”. Cela me rappelle l’anecdote d’un ami, coiffeur personnel de Tina Turner. Avant chaque concert, il passe deux heures et demie à mettre en place un à un les cheveux de la chanteuse, et quelques secondes à peine après son entrée en scène, elle a déjà tellement remué sa tête que toute sa coiffure délicatement agencée a disparu!» L’installation de Wilson est telle: décoiffante! Le visiteur franchit un tunnel noir dans lequel la voix du poète Christopher Knowles répète en boucle et de manière démente, «I’m a sadic!», avant de pénétrer dans une salle puissamment éclairée de néons blancs et au sol jonché d’affiches en noir et blanc. Des sèche-cheveux tournicotent en l’air, tels des derviches tourneurs, et les œuvres se télescopent en un joyeux brouhaha visuel et sonore. Les frontières se dissolvent à vitesse grand V. Un final en fanfare et en forme d’éloge de la perméabilité.

CONFINES, jusqu’au 15 novembre, IVAM, Guillem de Castro 118, Valence, Espagne, tlj sauf lundi 10h-18h, www.ivam.es, catalogue mis en ligne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°307 du 10 juillet 2009, avec le titre suivant : Les limites de la frontière

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