L’ACTUALITÉ VUE PAR

Gérard Mortier, directeur de l’Opéra national de Paris

« Inviter des plasticiens qui ont un sens du lieu théâtral »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 24 juin 2009 - 1604 mots

L’Opéra Bastille fête ses 20 ans avec Am Anfang (« Au commencement »), commande passée à l’artiste Anselm Kiefer et au compositeur Jörg Widmann qui y sera présentée du 7 au 14 juillet. C’est Gérard Mortier, le directeur de l’Opéra de Paris depuis 2004, qui est à l’initiative de cette invitation. Il quittera ses fonctions cette année, avant de prendre les rênes du Théâtre royal de Madrid en janvier 2010. Gérard Mortier commente l’actualité.

Pour les 20 ans de l’Opéra Bastille, vous avez fait appel à Anselm Kiefer. Pourquoi avoir invité un artiste plasticien ?
Je voulais montrer la beauté de ce bâtiment qui a été très critiqué. Pensez à tout ce qu’a dit Mme de Panafieu au moment de sa construction ! C’est un magnifique instrument. La scène présente une dimension exceptionnelle. Pour moi, il n’y avait qu’un artiste qui pouvait y intervenir. Kiefer est un homme théâtral. Après avoir vu son projet « Monumenta » en 2007 au Grand Palais, qui était comme une grande mise en scène, je me suis dit que c’était lui qu’il fallait inviter. La scène de la Bastille a une profondeur de 100 mètres sur 60 mètres de large, mais les gens ne la voient jamais. Sur tout ce plateau, je voulais présenter une installation d’Anselm Kiefer. L’artiste a ensuite choisi un texte et j’ai invité un compositeur, Jörg Widmann, avec lequel je pressentais qu’il pouvait travailler. L’idée est que le public parisien, pour un prix modique, puisse découvrir cet opéra d’une autre manière.
La dimension « exposition » n’est pas absente…
Non, c’est une installation avec action. Ce n’est pas vraiment un opéra. Le projet a évolué. Au départ, nous avions pensé que le public pourrait circuler sur la scène, mais nous y avons renoncé pour plusieurs raisons. Afin que le public puisse voir toute la scène, nous avons supprimé certaines places.

Comment s’est déroulée la collaboration entre Kiefer et le compositeur ?
Kiefer a d’abord beaucoup parlé de son œuvre, du vent qui donne une sonorité [qu’il souhaitait] retrouver dans la musique. Une pièce lui plaisait beaucoup, Armonica [2007] de Widmann, laquelle exploite le son que l’on peut produire sur des verres mouillés. Pour tout le monde, cela constitue une expérimentation. L’orchestre se tiendra pendant toute la soirée dans la fosse, mais ne va jouer que durant 20 ou 30 minutes. Nous aurons aussi de la musique de chambre sur scène. La grande force sera l’image de Kiefer, et dans cette image s’intègre un récit difficile, avec une heure de récitation [de textes issus] de la Bible. À chaque fois, il est question de destruction. L’histoire recommence toujours, [on le voit] avec ce qui s’est passé en Europe au long du XXe siècle.

Ce spectacle est relié à une tradition, celle de l’œuvre d’art totale.
En fait, ce n’est pas un opéra. Mais qu’est-ce qu’un opéra ? C’était déjà la question que posait Richard Wagner dans Oper und Drama. L’opéra exprime, avec l’aide des arts visuels, de la poésie et de la musique, une expérience théâtrale. C’était déjà comme ça chez les Grecs, chez Monteverdi. Kiefer cherche ce que pourrait être aujourd’hui un spectacle musical, mais en mettant l’accent sur la vue, en lien cependant avec le texte.
La commémoration des anniversaires sert à avoir une conscience de l’histoire, non pas pour la glorifier, mais pour que l’Histoire devienne une base de réflexion pour le futur. Et là, nous nous sommes trouvés avec Kiefer. Pour moi, la beauté de l’art est une source pour créer pour le futur, et non pas pour aduler le passé. C’est pour cela que le titre choisi est Am Anfang.

Les artistes plasticiens jouissent-ils de plus de liberté que les metteurs en scène ?
Les metteurs en scène ont toujours une grande liberté. Je trouve qu’il n’y a rien de sacro-saint. Tout œuvre d’art est comme une image évangélique, c’est-à-dire : pour manger, il faut que le pain soit brisé. Cela un sens. On doit réintégrer en soi chaque œuvre. Je me sens énormément inspiré par quelqu’un comme Kiefer. C’est un artiste que j’ai naturellement vu au départ dans des musées puis que j’ai compris. Cela m’a incité à prendre contact avec lui, à le rencontrer. En même temps, on se sent très humble. On comprend avec ces artistes tout ce que l’on ne sait pas, ce sur quoi ils ont réfléchi. Dans notre époque où tout est si superficiel, ils nous obligent à réfléchir plus en profondeur. Dans cette installation, Kiefer va inciter le public à réfléchir. Il demande une certaine forme de méditation, d’introspection pour retrouver une nouvelle richesse. Des gens comme Olivier Messiaen vous obligent à la même chose. Ce n’est pas un spectacle facile. Le public devra s’arrêter. Et je voudrais que les gens qui sont venus puissent revenir, pour réfléchir sur le temps, sur l’Histoire.

De plus en plus d’artistes plasticiens collaborent à des opéras, à l’exemple de Bill Viola pour Tristan et Isolde, ou d’Oleg Kulik et de Pierrick Sorin, tous deux au Théâtre du Châtelet. Comment l’expliquez-vous ?
Au départ, au théâtre, c’étaient la musique et le texte qui primaient, et il n’y avait pas de décor, si ce n’est la nature pour le théâtre grec. L’un des problèmes de l’histoire de l’opéra, c’est que le décor a pris le dessus. De plus en plus de metteurs en scène ne cherchent plus de décor mais un lieu théâtral. Dans la deuxième partie du XXe siècle, nombreux sont ceux à avoir réfléchi là-dessus. Beaucoup de décorateurs se sont tournés vers les arts plastiques et intègrent de la vidéo. Moi, j’essaye de trouver des plasticiens qui ont un sens du lieu théâtral. J’ai travaillé avec Viola, [Jaume] Plensa et des peintres. Ce n’est pas toujours simple de choisir à chaque fois l’artiste juste. Il y a une évolution. La division entre danse, opéra et théâtre parlé se dissout et c’est très bien, parce que le théâtre a toujours favorisé la réunion des différentes formes d’art. Si l’on donne au théâtre sa vraie dimension, une réunion devant le miroir de la condition humaine, toute forme d’art est importante. Nous sommes à un moment où l’on réfléchit sur la définition de la fonction du théâtre. Nous, hommes de théâtre, devons beaucoup plus nous démarquer de la télévision. Nous devons questionner toutes les formes d’art qui constituent un spectacle théâtral.

Vous êtes flamand comme Jan Fabre ou Wim Delvoye. Y a-t-il une culture flamande spécifique, un peu provocatrice ?
Cela vient de l’esprit républicain des villes. En Flandre, nous sommes un peu comme en Italie, nous n’avons jamais eu de gouvernement très centralisé. La culture flamande est une culture de villes. Nous nous sommes toujours opposés aux souverains qui exploitaient les villes en percevant des taxes. Ensuite, en Flandre, nous avons un sens du grotesque [que l’on trouve] chez Bruegel, Bosch ou James Ensor, qui va beaucoup plus loin que Dalí. Les Flamands valorisent la sensualité, sont proches de la vie du peuple au quotidien. Après les guerres de religion, au XVIIe siècle, la Flandre a perdu sa force économique. Elle a connu un énorme recul au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Après 1968, il y a eu une explosion de la créativité. Elle a été refoulée puis elle a éclaté. Mais c’est malheureusement en train de se perdre parce que la Flandre devient trop riche.

Après l’Opéra de Paris, vous deviez prendre la direction du City Opera de New York. Pourquoi y avez-vous renoncé ?
Avec la crise financière, il n’y avait plus d’argent. Je pensais qu’il y avait deux possibilités de subventionner la culture. La subvention d’État, telle qu’elle existe en Europe depuis la Révolution française, et le financement privé, comme il se pratique aux États-Unis. J’ai senti que l’amour de l’art des personnes privées a des limites parce que, dès que leur train de vie baisse, ils diminuent leurs dons pour l’art. J’ai été déçu par le système américain, en lequel j’ai longtemps cru. Je n’avais pas les moyens de montrer l’opéra différemment de ce qui est fait au Metropolitan. Je me suis donc concentré sur l’Europe et sur deux villes créatives, Berlin et Madrid. Pour différentes raisons, je pars à Madrid.

Regrettez-vous de devoir quitter l’Opéra de Paris à cause de votre âge ?
Non. Je suis très content de mes cinq ans passés à la tête de l’Opéra de Paris, mais, dans toute ma carrière, cela a été pour moi la période la moins créative à cause de la contrainte administrative. C’est le seul poste où j’ai plus donné que reçu. J’ai besoin d’un dialogue nouveau. J’aime beaucoup Paris, mais c’est une ville qui ne m’inspire plus. Ce n’est pas une ville où l’on rencontre beaucoup d’artistes. Les créateurs qui viennent s’installer ici vivent toujours à la périphérie de la société parisienne. Paris n’est pas aujourd’hui la capitale de la créativité.

Quelle exposition vous a marqué récemment ?
Je ne suis pas un homme « visuel », mais plutôt « auditif » ou de théâtre. J’ai été introduit dans l’art par [le directeur de musée] Jan Hoet, qui est mon compatriote et qui m’a présenté beaucoup d’artistes comme les Kabakov…, tout comme des galeristes tel Thaddaeus Ropac. Avec eux, j’ai trouvé un autre monde, mais je dois être guidé. En Espagne, j’ai invité Bob Wilson pour faire un spectacle avec Marina Abramovic. Elle m’a emmené voir l’exposition d’un artiste américain, Paul Thek [au Reina-Sofía, à Madrid]. Cela m’a énormément impressionné. J’ai découvert qu’il existait une contrepartie à [Joseph] Beuys aux États-Unis. J’ai aussi vu l’exposition Mantegna au Louvre. Enfin, je suis aussi allé revoir les peintures noires de Goya au Prado à Madrid. On en sort toujours époustouflé.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°306 du 26 juin 2009, avec le titre suivant : Gérard Mortier, directeur de l’Opéra national de Paris

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