Succès de la perfection et de la rareté

Pierre Berès commente les dernières ventes de livres à Paris et à Londres

Le Journal des Arts

Le 16 janvier 1998 - 928 mots

Plusieurs ventes de livres ont eu lieu à la fin de l’année dernière, à Londres et Paris, dont la dispersion de la bibliothèque Feltrinelli par Christie’s. Pierre Berès, expert et éditeur, dont la librairie est installée depuis 1931 avenue de Friedland, commente les principales.

PARIS - Une des ventes de livres les plus intéressantes de la fin de l’année s’est déroulée à Londres, le 3 décembre. Christie’s y a dispersé les deuxième et troisième parties de la bibliothèque de Giannalisa Feltrinelli. Appartenant à une grande famille d’éditeurs italiens, elle possédait surtout des ouvrages de ce pays. La plupart n’était pas rarissimes, mais l’ensemble n’en a pas moins conféré à cette vacation son caractère exceptionnel, avec quelques très belles pièces qui ont largement dépassé leur estimation.

Un collectionneur s’est ainsi porté acquéreur d’un magnifique Virgile (ill. 1) datant du début du XVe siècle. Ce manuscrit humaniste sur papier vélin, dont la qualité d’écriture est déjà extraordinaire, est enrichi d’enluminures d’un maître des heures de Modène, Toma­sino da Vimercate. Ajouté au fait que les manuscrits de Virgile sont excessivement rares – à la différence de ceux de Cicéron –, il a logiquement doublé son estimation de 200 000 à 300 000 livres sterling (1,9 à 2,9 millions de francs) en étant adjugé 771 000 livres.

Seul exemplaire connu, semble-t-il, cet ouvrage de Floriano Buono datant de 1636 était estimé 600 à 900 livres (5 900 à 8 900 francs). Majestueux et de grand format (51 x 205 cm), il rassemblait des vues panoramiques de Bologne, extraordinaires au plan topographique. Chacune représente plusieurs parties de l’enceinte d’une quarantaine de kilomètres qui entourait la ville au XVIe siècle. À 9 775 livres (97 200 francs), son acquéreur semble l’avoir emporté à bon marché.

Une semaine plus tôt, le 26 no­vembre, toujours chez Chris­tie’s, une exceptionnelle reliure de Grolier est également passée en vente. Trésorier de France au XVIe siècle, Grolier faisait relier somptueusement les ouvrages de sa bibliothèque et fut ainsi à l’origine du premier essor français de la reliure d’art. Le nom de ce grand bibliophile est aujourd’hui associé à tout ce qu’il y a de plus beau et de plus précieux dans ce domaine. Ce Lucanus, relié par Jean Picard en 1540, est l’un des quelque six cents livres connus de Grolier, conservés pour la plupart dans des collections publiques. Estimé entre 80 000 et 120 000 livres, il a été vendu 95 000 livres (945 250 francs) sans les frais, ce qui semble un prix tout à fait correct car s’il était petit et simple, il n’en était pas moins très élégant et surtout en parfait état.

Les ventes françaises de fin d’année ont été marquées par quelques pièces intéressantes. Passée sous le marteau de Me Jacques Tajan, le 7 novembre, une édition des Œuvres de François Rabelais, publiée en 1556 (ill. 3), a logiquement réalisé la plus belle enchère. Elle n’était estimée que 80 000 à 100 000 francs, car il ne s’agissait pas de la meilleure édition et le livre souffrait de posséder, comme souvent pour les classiques français, une reliure moderne de la fin du XIXe siècle. Mais toutes les éditions de Rabelais étant assez rares, il est normal que cet exemplaire, en parfait état et en reliure attrayante, ait été adjugé 185 000 francs.

La dispersion par Me Jacques Tajan, le 28 novembre, de la collection rassemblée par Bruno Monnier réservait également quelques bonnes surprises. Un recueil de 2 337 mazarinades, publiées entre 1649 et 1657 et reliées juste après la Fronde, présentait un intérêt historique évident. Alors que ces petits ouvrages d’une douzaine de pages se trouvent le plus souvent éparpillés, les exemplaires de ce lot étaient présentés dans un ordre chronologique. Les trente-trois volumes, estimés 80 000 à 100 000 francs, ont donc normalement trouvé preneur à 95 000 francs. Ceci est en somme bon marché car, ramenées à l’unité, ces 2 337 pièces en prose ou en vers auraient pu aisément totaliser plus de 2,5 millions de francs. Adjugée 50 000 francs, la collection de cartes de France par Thury Cassini, réunie en quinze boîtes-étuis en bois de l’époque, est également partie à son prix. Estimée 50 000 à 60 000 francs, elle présente un intérêt historique certain puisqu’il s’agit de la première grande carte réalisée depuis le XVIe siècle.

Quoique l’une des plus belles enchères de l’année, en matière de livres, ait été portée lors de la dispersion d’une partie de la bibliothèque du baron Robert de Rothschild par Piasa, le 15 dé­cembre, la vente ne présentait pas un intérêt majeur. Estimé 700 000 à 800 000 francs, le livre d’Henri Matisse, Jazz, a été très bien vendu. Avec ses vingt planches, il valait en effet ses 740 000 francs. Deux autres publications paraissaient intéressantes. En premier lieu, l’édition originale de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui a été adjugée 130 000 francs. Justement estimé 100 000 à 120 000 francs, cet exemplaire est donc parti à son juste prix. D’autre part, le conte oriental de Joseph-Charles Mar­drus, Histoire charmante de l’adolescente Sucre d’amour (ill. 2), qui a trouvé preneur à 148 000 francs, a été emporté à son prix, alors que son estimation de 15 000 francs était bien pessimiste.

Le recueil des vingt poèmes de Don Luis de Gongora traduits par Milner avec quarante et une aquatintes de Picasso, proposé chez Me Jacques Tajan le 7 novembre, était estimé beaucoup trop cher. Un ouvrage comme celui-ci, tiré à 275 exemplaires, ne dépasse pas 50 000 francs. L’estimation de 80 000 à 100 000 francs a donc effrayé d’éventuels acheteurs.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°52 du 16 janvier 1998, avec le titre suivant : Succès de la perfection et de la rareté

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