Patrimoine

La nouvelle dimension du patrimoine

Beaucoup de réflexions, peu de réalisations

Par Joël Girard · Le Journal des Arts

Le 16 janvier 1998 - 1162 mots

En matière de patrimoine, les réflexions quant aux potentialités de l’Internet sont nombreuses et fréquentes, les réalisations en revanche quasi inexistantes. Seules les bases de données relatives à l’histoire de l’art et au patrimoine pourraient connaître un développement rapide sur le réseau mondial, mais au risque de devenir payantes.

“Récemment, j’ai cherché Georges de La Tour sur l’Internet, s’amuse Jacques Thuillier, alors j’ai trouvé un lycée en Lorraine qui porte son nom, une chapelle “la Tour” en Savoie, le récit stupide d’un particulier sur le peintre, mais rien d’intéressant sur l’artiste. C’est une catastrophe. Après vingt minutes, j’ai enfin localisé une seule image d’un La Tour dans la base de données Joconde”. En matière de patrimoine, d’autres bases de données publiques sont accessibles sur l’Internet via le site du ministère de la Culture : “Mémoire” pour le patrimoine photographique, et “Mérimée”. Nourrie des références rassemblées par les services de l’Inventaire, “Mérimée” offre malheureusement peu d’images. La Direction du Patrimoine dispose, pour sa communication en ligne, d’un maigre espace sur le même site ministériel. Élisabeth Henry, en charge de l’Internet à la Direction, précise toutefois que “la présentation sera prochainement améliorée et le contenu enrichi, notamment pour intégrer l’architecture dont la fusion avec le patrimoine interviendra également sur le Net”. “Nous sommes en phase de transition, explique Élisabeth Henry, mais nous resterons avec les autres directions sur le site du ministère”.

Du côté de la Caisse nationale des monuments historiques et des sites, la situation est encore moins avancée. L’hôtel de Sully en est seulement au stade de la préparation. Un site devrait enfin ouvrir en mars. Y figureront l’ensemble des monuments gérés par la Caisse, informations pratiques, rubriques d’actualité, programme des saisons culturelles dans les monuments... Développé avec une société extérieure, ce site bilingue français-anglais est imaginé pour l’instant comme un prolongement de la communication institutionnelle.

La visite des sites
Autre type d’initiative dans le champ du patrimoine, la visite virtuelle en trois dimensions de sites ou de monuments, à l’instar de ce qui a été réalisé avec succès pour les cédéroms. Visiter la tombe de Néfertari, les appartements Raphaël au Vatican, les Thermes gallo-romains de Cluny à Paris ou le temple de Karnak, reconstitués en images de synthèse, est devenu possible depuis son domicile grâce au cédérom. Mais de telles opérations s’avèrent infiniment plus délicates sur l’Internet. Pour des raisons économiques d’abord, les producteurs de ces “visites virtuelles” ayant besoin d’en amortir l’investissement, souvent considérable. Et pour des raisons techniques, puisque l’Internet ne permet pas à ce jour le chargement d’images animées si complexes. Cependant, le ministère de la Culture a tenté l’expérience en proposant, dès l’ouverture de son site, une visite quasi virtuelle de la Grotte de Tautavel, dans les Pyrénées, ou une découverte photographique des peintures médiévales du pays niçois. D’ailleurs, services de l’archéologie, collectivités territoriales et partenaires privés étudient actuellement comment reconstituer virtuellement et en trois dimensions des sites aussi remarquables que les grottes ornées de la Combe-d’Arc, dans l’Ardèche, ou Cosquer, à Marseille, d’autant qu’elles resteront à jamais inaccessibles au grand public. Même pour Lascaux, la reconstitution virtuelle constituerait une alternative au fac-similé actuel, dont la capacité de fréquentation est limitée et qui nécessite une restauration annuelle ! Certains imaginent un espace dans lequel seraient reconstitués en images de synthèse ces lieux exceptionnels qu’on visiterait sans dommage. Cet espace pourrait être physique et situé à proximité immédiate des sites ou – pourquoi pas ? – virtuel et sur l’Internet, mais alors avec, à n’en pas douter, l’acquittement d’un droit d’accès.

Pour Jacques Thuillier, le patrimoine sera bientôt confronté à la question des droits photographiques, y compris pour la mise en ligne du travail de l’Inventaire (voir ci-contre). Or “il est proprement scandaleux, lance le professeur au Collège de France, qu’un étudiant américain ne puisse accéder, consulter et télécharger des images des églises romanes de Bourgogne ou des églises baroques de Savoie”. À la Direction du Patrimoine, où l’on travaille déjà à la mise en ligne pour l’automne prochain du programme exhaustif des Journées du Patrimoine, avec recherches thématiques, géographiques et photographies, on semble minimiser cet obstacle.

Le patrimoine écrit
Le patrimoine écrit, pour sa part, ne connaît pas les difficultés du patrimoine monumental. Sur le site de la Bibliothèque nationale de France, par exemple, est accessible, à côté des informations pratiques et institutionnelles, la base de données “Gallica”, entièrement consacrée au XIXe siècle et mise au point avec une vingtaine de bibliothèques françaises et étrangères. Bien qu’expérimentale, Gallica offre déjà à l’internaute la consultation et le téléchargement de 2 300 documents imprimés et périodiques numérisés en mode image, 300 ouvrages en mode texte et 7 000 images numérisées de la BnF, du Musée de l’Homme et de la maison Pierre Loti. Une expérience préfigurant ce vers quoi devrait évoluer le patrimoine écrit : la consultation à distance de documents numérisés, textes et/ou images relevant du domaine public et accessibles à tous. Une expérience préfigurant ce que la Bibliothèque de France– ultime réalisation du modèle alexandrin ? – aurait pu être et qu’elle n’est pas encore.

Jacques Thuillier : « Nous sommes revenus à l’époque des péages »

« Actuellement, l’art et le patrimoine sont quasi absents de l’Internet. Bien sûr, des bases de données existent, comme « Joconde » pour les peintures, « Mérimée » pour les monuments et « Bulletin Histoire de l’art » (BHA) réalisé par le CNRS et le Getty pour l’histoire de l’art. Bien qu’accessibles par l’Internet, elles sont en fait très limitées, soit dans le temps – BHA ne traite que ce qui est dépouillé depuis 1972 –, soit par l’absence d’iconographie. Ceci interdit au chercheur ou à l’étudiant de recourir à ces outils pour obtenir une bibliographie fondamentale sur une question. La question de l’image est cruciale, d’où la bataille que se livrent des grandes compagnies. Actuellement règne une crainte généralisée vis-à-vis des droits d’auteur, tant de la part de l’Inventaire, du photographe, du propriétaire, de l’affectataire du lieu... Tout le monde revendique des droits sur le patrimoine... Alors le patrimoine ne bénéficera malheureusement pas des potentialités offertes par l’Internet. Un architecte qui réalise une construction pour l’État, un musée par exemple, se fait rémunérer pour cela et, en plus, il va profiter ensuite d’une véritable rente, disons de « célébrité ». Le photographe lui aussi va revendiquer des droits en cascade sur l’image de cette construction. Tout ceci va à l’encontre de l’espoir suscité par les nouveaux médias. Nous sommes revenus à l’époque des péages avec le sel. Nous avons déjà assez perdu de temps en nous égarant pendant des années dans l’analogique 1 et dans le vidéodisque. Je pense qu’il faut la nuit du 4 août pour l’image, abolir tous les droits sur l’image et déclarer l’image libre. Alors, seulement, des progrès seront possibles en terme d’éducation et de circulation du savoir en histoire de l’art, notamment grâce aux nouveaux médias.»

1. Aujourd’hui, le numérique (image électronique codée avec des 0 et des 1) a évincé l’image analogique (télévision).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°52 du 16 janvier 1998, avec le titre suivant : La nouvelle dimension du patrimoine

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