Télévisions et journaux pris d’assaut

L’art se glisse au cœur des foyers

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 30 janvier 1998 - 1334 mots

Les artistes ne pouvaient pas rester indifférents aux mass media, à cette fameuse « galaxie Gutenberg » théorisée dans l’ouvrage publié en 1954 par le Canadien Marshall McLuhan. La presse écrite ou la télévision constituent aujourd’hui des supports de choix pour les interventions des créateurs contemporains. À travers des apparitions télévisées orchestrées par Gerry Schum, Chris Burden ou Matthieu Laurette par exemple, chacun d’entre eux a opéré ou opère encore des incursions dans le réel.

Dans l’Allemagne de la fin des années soixante, Gerry Schum a mené à la fois un travail pionnier et sans conteste l’une des expériences les plus significatives dans le domaine de la télévision. Le concept de sa Fernseh Galerie reposait en effet sur une volonté de dépasser les limites traditionnelles du monde de l’art pour partir à la recherche de nouveaux territoires. Cette expérience a débuté par le “January Show”, en janvier 1969, une exposition conçue par Seth Siegelaub et réunissant des œuvres réalisées pour la télévision. Le 15 avril 1969, à 22h40, la télévision allemande diffusait Land Art, la caméra de Gerry Schum filmant en extérieur et en lumière naturelle les projets de Marnus Boezem, Jan Dibbets, Barry Flanagan, Michael Heizer, Richard Long, Walter de Maria, Dennis Oppenheim ou Robert Smithson. La deuxième émission, Identifications, était diffusée le 30 novembre1970, à 22h50. Financée par la Kunstverein de Francfort, elle présentait en temps réel des activités, des actions ou des gestes filmés dans des espaces clos. Gerry Schum y avait convié Giovanni Anselmo, Joseph Beuys, Alighiero e Boetti, Stanley Brown, Daniel Buren, Pier Paolo Calzolari, Gini de Dominici, Ger Van Elk, Hamish Fulton, Gilbert and George, Gary Kuehn, Mario Merz, Klaus Rinke, Ulrich Rückriem, Reiner Ruthenbeck, Richard Serra, Keith Sonnier, Franz Erhard Walter, Lawrence Weiner et Gilberto Zorio. La fonction même de l’artiste était ainsi modifiée, puisque  le créateur dépassait le seul statut de producteur d’objets en intervenant directement dans le champ social avec des œuvres en devenir qui révolutionnaient la temporalité artistique traditionnelle.

Aux États-Unis, et dans une logique de contrôle de sa propre image, Chris Burden est intervenu plusieurs fois à la télévision. Le 9 février 1972, il n’hésitait pas à faire une démonstration du détournement de la télévision pour TV Hijack : invité par Channel 3 Cabletelevision d’Irvine, en Californie, il menaçait de mort Phyllis Lutjeans, la journaliste qui l’interviewait, en plaçant un couteau sous sa gorge et en promettant de la tuer si la chaîne coupait la retransmission en direct. Il lui dit également qu’il avait prévu de lui faire accomplir des actes obscènes. L’artiste a ensuite détruit la bande magnétique de l’émission. Outre cette action d’éclat, Chris Burden a aussi réalisé un spot publicitaire en couleur de dix secondes. Trois déclarations “La science a échoué”, “La chaleur, c’est la vie” et “Le temps tue” étaient dites par l’artiste filmé en gros plan, avant que la phrase ne s’inscrive en gros caractères à l’écran. Burden ayant acheté du temps d’antenne, la publicité est passée soixante-douze fois, du 23 au 27 juin1975, sur deux chaînes de Los Angeles, KHJ (Channel 9) et KTLA (Channel 5). Il a réitéré l’expérience du 1er au 21 mai 1976, en diffusant vingt-quatre spots publicitaires de trente secondes sur deux chaînes new-yorkaises (Channel 4 et Channel 9) et vingt et un spots sur trois chaînes de Los Angeles (Channel 5, Channel 11 et Channel 13). La publicité Ch Burden Promo présentait successivement les noms des artistes de l’histoire de l’art les plus connus du grand public, pour se terminer par le sien : “Léonard de Vinci, Michel-Ange, Rembrandt, Vincent Van Gogh, Pablo Picasso, Chris Burden”. Dans chacune de ses interventions, il a détourné les images et lutté contre le simulacre de la “société du Spectacle”. Et prenant en main sa propre communication, Bruden a introduit le réel dans la télévision en l’offrant à des millions de téléspectateurs.

En France, depuis le début des années quatre-vingt-dix, Matthieu Laurette a réalisé de nombreuses Apparitions à la télévision dans des émissions de plateau. Ainsi, la caméra le montrait de temps à autre applaudissant en même temps que le public qui assistait à l’enregistrement. Il a même été candidat au mariage dans l’émission Tournez manège. À la différence de Chris Burden, Matthieu Laurette ne revendique à aucun moment  son statut d’artiste, tout juste le précise-t-il quand on lui demande sa profession. Plus récemment, il a été invité par Tina Kieffer sur TF1, dans des journaux télévisés ou des émissions telles que Je passe à la télé ou Sans aucun doute. À chaque fois, il présente ce qui fait le fondement actuel de son travail : une mise à profit de la société de consommation, en prenant au mot les entreprises qui proposent de rembourser les produits achetés. Laurette utilise alors le médium télévisé pour diffuser son message et atteindre toutes les couches de la population, loin de l’élitisme parfois pesant des circuits artistiques traditionnels.

Après que l’exposition “Do it” organisée par Hans-Ulrich Obrist eut été montrée dans de nombreux centres d’art et musées européens et américains, une version de “Do it” a été conçue pour la télévision. Produite par museum in progress, en collaboration avec l’ORF, le Bundesminister für Wissenschaft Forschung und Kunst/Stella Rollig, elle a été diffusée dans l’émission culturelle 10 1/2 sur la chaîne autrichienne ORF. Pendant trois mois, en 1995-1996, une vidéo hebdomadaire présentait l’utilisation d’un appareil ménager choisi par un artiste. La séquence commençait toujours par la présentation d’un objet de la vie quotidienne, qui était ensuite utilisé par un acteur dirigé par un artiste, ces instructions variant évidemment suivant l’ustensile et la personnalité de l’utilisateur. De nombreux créateurs se sont prêtés au jeu, notamment Gilbert & George, Michelangelo Pistoletto, Erwin Wurm, Leon Golub, Nancy Sperro, Lawrence Wiener, Rikrit Tiravanija, Jonas Mekas ou Ilya Kabakov.

À côté de ces œuvres télévisées, Museum in progress est à l’origine de nombreuses interventions dans des supports de la presse écrite. D’octobre 1994 à septembre 1995 a ainsi été organisée l’exposition “Vital Use” dans le quotidien autrichien Der Standard. “Vital Use offre l’opportunité de s’évader du ghetto et d’amener l’art dans d’autres contextes, estime le commissaire de l’exposition, Hans-Ulrich Obrist. L’art se jette dans la vie et la vie dans l’art. Les frontières deviennent poreuses. L’essentiel arrive dans les espaces intermédiaires”. Outre les projets de Fabrice Hybert, Hans-Peter Feldman ou Carsten Höller, Der Standard a publié celui de John Lennon et Yoko Ono. En plaçant les dates 1969-1995 au milieu de la page, Oko Ono a voulu, en septembre 1995, recontextualiser pour la guerre de l’ex-Yougoslavie le manifeste War is… qui était au départ une protestation contre la destruction du Viêt-nam par les États-Unis. Cette intervention marque aussi la transition d’expositions thématiques organisées dans Der Standard vers des interventions plus personnelles et plus variées.

Museum in progress a également conçu, en 1995-1996, l’exposition “Travelling Eye” dans Profil, un news magazine autrichien. Sur une période d’un an, douze artistes internationaux ont réalisé une double page en couleur dans l’hebdomadaire. Ainsi, en feuilletant le magazine, ses 500 000 lecteurs ont-ils pu découvrir les photographies de Nobuyoshi Araki, John Baldessari, Jean-Luc Moulène, Jack Pierson ou Gerhard Richter. Si Christian Boltanski est intervenu récemment dans le magazine du Suddeutsche Zeitung de Munich, Barbara Kruger avait conçu en France, à la fin des années quatre-vingt, de nombreux projets de deux pages pour L’Autre Journal. Dans un tout autre domaine, Unglee publie régulièrement dans la presse ses Disparitions. Les revues Art Présence, Art Press, Tecknik’Art ou Limelight ont déjà proposé à leurs lecteurs ces nécrologies qui semblent sortir de grands quotidiens. “On apprend la mort des gens dans les journaux, déclare l’artiste, et les articles sont écrits comme si j’étais vraiment mort. Il est intéressant pour moi de montrer mon travail dans des lieux autres que des galeries, ces interventions étant aussi importantes que mes expositions traditionnelles”. Si Unglee pense que “l’art, c’est aussi de l’information”, il était tout naturel qu’il intervienne dans un organe de presse, là encore la meilleure façon de mettre en adéquation le fond et la forme.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°53 du 30 janvier 1998, avec le titre suivant : Télévisions et journaux pris d’assaut

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