« Révéler au public des artistes inconnus »

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 17 mars 2009 - 1305 mots

Commissaire du « Siècle du jazz », Daniel Soutif présente les grands axes de la manifestation et dénonce les programmes d’exposition répétitifs des institutions en France.

Agrégé de philosophie, critique d’art et commissaire d’expositions, Daniel Soutif  a été rédacteur en chef de la revue des Cahiers du Musée national d’art moderne (1990-1994) puis directeur du développement culturel au Centre Pompidou (1993-2001), avant de diriger de 2003 à 2005 le centre d’art contemporain Luigi-Pecci à Prato (Italie). Il revient dans cet entretien sur « Le siècle du jazz », l’exposition qu’il a conçue pour le Musée du quai Branly, à Paris.

« Le siècle du jazz », exposition qui vient d’ouvrir au Musée du quai Branly et dont vous êtes le commissaire, est résolument pluridisciplinaire. Comment vous y êtes-vous pris pour éviter l’écueil de l’exposition fourre-tout ?
La thématique même de cette musique particulière qu’est le jazz – certes très ouverte chronologiquement et géographiquement – sert de fil conducteur, avec une certaine spécificité esthétique. Finalement, il y a beaucoup moins de risques ici qu’il n’y en a eu pour les grandes expositions thématiques organisées par Pontus Hulten au Centre Pompidou. Lorsque vous décidez de réaliser une exposition sur Vienne, si vous êtes Jean Clair et que vous avez beaucoup de goût, vous réussissez à éviter l’écueil du fourre-tout, mais après tout, vous pouvez y mettre n’importe quoi pourvu que ce soit viennois. Le jazz offre un filtre plus sélectif. Mais c’est aussi une question de goût. Le travail du commissaire d’exposition consiste à trouver des harmonies. Si on regarde le listing des œuvres sur le papier, c’est en effet un bric-à-brac, avec des œuvres d’art « nobles » signées Matisse ou Mondrian, aux côtés de pochettes de disque. En y apportant un peu de soin, tout cela fonctionne très bien ensemble, sans heurts.

Quelles sont les « spécificités esthétiques » que vous évoquez ?
Il n’existe pas véritablement d’esthétique jazz, de photographie jazz ou de cinéma jazz. De manière générale, je ne crois pas à l’essence du jazz, de la sculpture ou de la peinture moderne. Les concepts que nous manipulons, en tant que critique d’art ou commissaire d’exposition, ont des bords beaucoup plus flous, perméables. Il s’agit plutôt d’archipels mouvants qui se déforment en même temps qu’ils se déplacent. Quand on parle de la musique jazz, cela peut aussi bien toucher au grand art – certaines œuvres de Duke Ellington sont à la hauteur de Beethoven ou de Mozart – qu’à des domaines considérés comme plus modestes. Certains créateurs d’un champ réputé mineur ont parfois, d’un seul coup, une idée digne du grand art. J’attache une grande importance, sur le plan esthétique, à une pochette de disque de 1956 figurant un saxophone radiographié, image qui n’est pas sans faire écho aux radiographies de gestes pornographiques de l’artiste contemporain Wim Delvoye… Ce qui est intéressant, ici, c’est de jouer sur ces interférences. L’exposition propose de regarder différemment le monde des objets d’art.

Vous avez opté pour un parcours chronologique. Quelles en sont les dates butoir ?
Proposer une date précise ou tenter de donner une définition exacte du terme « jazz » est impossible. J’ai choisi de commencer avec les musiques qui sont un peu l’archéologie du jazz ; les danses comme le cake-walk, les chansons qu’on appelait les « cool songs » ou le ragtime. Les maisons closes de La Nouvelle-Orléans sont évoquées à travers le fameux Blue Book remis aux marins qui débarquaient, [un répertoire qui contenait] toutes les adresses des prostituées de la ville. Assez banalement, j’ai fixé comme date clef l’année 1917, qui correspond à la fermeture de ces maisons de La Nouvelle-Orléans – une mesure ayant eu pour conséquence l’émigration des musiciens qui y travaillaient vers New York et Chicago. De cette époque date également l’enregistrement du premier disque étiqueté jazz, par l’Original Dixieland Jazz Band, un orchestre composé de musiciens blancs. Le morceau est diffusé au cours de la « timeline », fil conducteur du parcours. Moment important de l’histoire du jazz, la chanson de Billie Holiday, Strange Fruit [fameux morceau de 1939 sur les lynchages aux États-Unis], conclut le parcours avec l’interprétation qu’en a donnée l’orchestre dirigé par Maria Schneider à New York en 2000. Je trouvais intéressant de finir avec une figure essentielle du jazz et la perspective que l’un des plus grands orchestres actuels soit dirigé par une femme.

Comment avez-vous introduit la musique dans ce parcours ?
L’ensemble a un côté « jam session » assez free jazz. Tous les deux ou trois mètres, le long de la timeline, se trouve un point musical, la plupart du temps dénué d’image. Une trentaine de morceaux y sont diffusés, des références signées Louis Armstrong ou Duke Ellington, ainsi que des clins d’œil plus pointus pour les amateurs. Il y a aussi cette œuvre polyphonique de David Hammons, Chasin the Blue Train, qui met en scène trois Ghetto-Blaster [lecteurs de musique de grande taille] en hommage à John Coltrane. Dans certaines salles, la musique accompagne un film, comme dans la partie consacrée au mouvement Harlem Renaissance avec le film Black and Tan (1929) centré sur Duke Ellington. Comme nous ne nous trouvons pas dans une salle de concert, tous ces sons vont se mélanger. Parfois il faudra prêter l’oreille pour entendre une sorte de jam session réunissant des musiciens qui n’avaient jamais eu l’occasion de jouer ensemble.

De quelle façon cette exposition sur le jazz s’inscrit-elle au sein du Musée du quai Branly ?
Il est tout à fait légitime que le Quai Branly intervienne sur le terrain des grandes expositions de civilisation, au sens large du terme anthropologique. L’exposition touche à ces questions de mixture entre civilisations et métissage. Le Quai Branly a, en outre, un rapport très direct avec un morceau de l’Histoire de France, celle du Musée de l’Homme, de l’ethnologie et de l’anthropologie françaises, celle de l’exposition coloniale aussi. Certains acteurs de cette histoire-là, comme Michel Leiris, Georges-Henri Rivière, Georges Bataille ou même la revue Documents, rejoignent l’histoire du jazz et une partie de l’exposition. Les photographies de Carl Van Vechten répondent à elles seules à la question. Dans son portrait de Billie Holiday, le photographe rejoue la thématique noir et blanc de Man Ray mais en utilisant un masque africain, une figure de foire ou un profil grec.

Aux côtés de figures célèbres comme Matisse, Jean-Michel Basquiat ou Jeff Wall, vous avez aussi souhaité mettre en exergue des artistes méconnus en Europe…
J’espère vraiment que cette exposition va être l’occasion d’une ouverture en France, car je trouve les programmes d’expositions répétitifs. Je n’ai rien contre Dubuffet, Matisse, Kandinsky ou Warhol, mais cette tendance à la circularité donne l’impression que les responsables des institutions croient que le public ne viendra que s’ils inscrivent Picasso sur la façade. C’est sous-estimer leurs propres responsabilités. Ils devraient comprendre qu’ils ne sont pas là simplement pour proposer des noms d’artistes que tout le monde connaît. Ils doivent aussi présenter au public des expositions d’artistes encore inconnus, même auprès des spécialistes. J’aimerais beaucoup qu’une institution se décide à faire une monographie sur Romare Bearden, grand artiste africain-américain dont les œuvres pourraient remplir tout le 5e étage du Centre Pompidou ! Je sors de cette expérience avec l’envie de faire une exposition monographique sur Bearden, sur William H. Johnson – Africain-Américain dont l’œuvre est très éclairante pour comprendre un artiste comme Basquiat –, ou encore sur Bob Thompson, dont la carrière fulgurante court sur la décennie 1960. On pourrait réaliser une exposition entière sur Harlem Renaissance, avec des personnalités telles qu’Aaron Douglas ou Archibald Motley. Les Américains leur ont consacré nombre d’études et il serait souhaitable que ce travail passe de ce côté de l’Atlantique, d’autant plus que ces artistes ont souvent séjourné à Paris. Ils n’ont pas été remarqués à l’époque, mais il n’est jamais trop tard pour réparer les manques dans les visions du passé.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°299 du 20 mars 2009, avec le titre suivant : « Révéler au public des artistes inconnus »

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