Chronique

L’art comme on le parle

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 30 janvier 1998 - 654 mots

Comment et surtout pourquoi peut-on préfacer une exposition d’art contemporain – par exemple et par hasard : celle d’un sculpteur comme Arman qui, contre toute attente, exposerait au Jeu de Paume au début de 98 ?

Sémiologue et romancier de renom, Umberto Eco s’était naguère posé la question dans une chronique de L’Espresso, reprise en français dans La Guerre du faux. S’il est difficile de se soustraire à la demande insistante d’un artiste, écrivait-il, le potentiel Préfacier doit trouver et, au besoin, forger des motivations qui lui soient propres. Suivait un bref inventaire, en tête duquel figurait la corruption, jugée rarissime, singulièrement suivie de la “contrepartie sexuelle”, puis du don d’une œuvre, de “l’admiration réelle”, du souci d’associer son nom à celui de l’artiste, enfin et en vrac, “du partage d’intérêts idéologiques, esthétiques ou commerciaux”. Cette embarrassante situation était alors illustrée par un exemple imaginaire, dans lequel l’artiste répondait au très poujadien patronyme Jam­bon­neau, peintre exclusif de triangles isocèles.

Sans rapport apparent de cause à effet, étaient exposées les multiples stratégies textuelles possibles, nécessairement valorisantes, de préférence d’inspiration scientifique ou philosophique, politique ou psychanalytique, ou d’autres, parfaitement désuètes, comme celles à caractère poético-mythologique. Féroce et juste parce que condescendante et habile, la charge d’Umberto Eco ne renvoyait pas seulement les critiques patentés et occasionnels à leurs études, elle les engageait aussi à plus d’humilité et de modestie, les exhortait à délaisser leur intempérance et leur impayable pédanterie. Elle ne délivrait – avec la même ironie ? – qu’un conseil : “Dans la mesure où le Préfacier veut sauver sa dignité et son amitié avec l’artiste, la manière évasive devient le pivot des catalogues d’expositions”.

Fatalement incomplète, la caricature aurait pu inclure d’autres tours, en particulier celui qui consiste à parler résolument d’autre chose que de l’œuvre sur laquelle le préfacier, qui ne veut ni s’engager ni se blesser, est supposé se pencher. Il en existe de nombreuses variantes, plus subtiles, mais assujetties au degré de notoriété de l’impétrant acquise, par exemple, à la faveur d’un best-seller mondial comme Le Nom de la rose : il s’agit de traiter une question préalablement identifiée comme centrale dans une œuvre, en lui associant de prestigieux parangons. Homère, Joyce et Borgès sont presque toujours appropriés, mais trop courus, ils réclament une compagnie plus inattendue : les encyclopédies hellénistes du Moyen Âge, les Wunder­kam­mern baroques peuvent faire l’affaire, à condition d’y ajouter encore Cendrars et Arcimboldo pour la couleur locale. La voie est libre, alors, pour une esquisse théorique du catalogue (“Nous avons assez d’éléments pour affirmer qu’il y a catalogue et catalogue : les uns nous disent que le monde est répétitif, les autres qu’il est toujours et étonnamment différent”). Et comme on n’est certainement pas dupe ni de sa culture ni de son admiration, on doit naturellement faire une référence, qui sera précieuse, au double coding des systèmes post-modernes avant de suggérer en conclusion qu’il faut tout oublier – oublier tout – et s’abîmer dans la pure contemplation.

“Ainsi, écrit Umberto Eco dix-sept ans après son impitoyable satire, une boîte d’Arman qui assemble des montres peut être vue comme une composition abstraite ou comme une référence à une histoire de montres, ou au Temps, ou à l’Histoire des Montres. Aucune n’est erronée”. Donc, “c’est très beau. Ainsi naissent les flocons de neige.” Le problème n’est pas tant que les accumulations d’Arman soient beaucoup plus proches des triangles isocèles de Jambonneau que ne veut le suspecter Eco – ce qui d’ailleurs laisserait entendre que le sculpteur français est un artiste scandaleusement insuffisant –, mais que l’armada humaniste déployée avec une telle facilité soit finalement assez désœuvrée pour se réduire à la question du goût. Le goût qui résorbe tout, et la sensation et la pensée, et qui fait du langage, quelle que soit son ambition ou sa modestie, un non-lieu, un vacuum dont on ne peut extraire, de quelque façon que l’on s’y prenne, ni vérité ni mensonge.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°53 du 30 janvier 1998, avec le titre suivant : L’art comme on le parle

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