Maîtres anciens euphoriques

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 13 février 1998 - 789 mots

Avec plus de 53 millions de dollars de ventes pour ses tableaux anciens, Sotheby’s bat son dernier record, établi à Londres en décembre 1997. Christie’s tire moins bien son épingle du jeu, malgré la vente de deux toiles – Zurbarán et Dirck Hals – largement au-dessus de leur estimation. L’expert Éric Turquin commente les ventes organisées à New York les 29 et 30 janvier et évoque sa crainte d’une délocalisation du marché aux dépends de l’Europe.

NEW YORK - Les ventes new-yorkaises de tableaux anciens ont bénéficié d’une ambiance euphorique. Nous avons vu se poursuivre à New York ce que nous avions déjà vu se produire à Londres, en dé­cembre dernier : un mouvement d’achats très fort et varié, stimulé par les marchés boursiers en hausse constante depuis trois ans. Il ne s’agit pas d’un phénomène exclusivement américain. Dans tous les pays occidentaux, les ventes de tableaux anciens repartent, même en Italie, en quasi léthargie depuis trois ans.

Mais cette reprise se fait aux dépens de l’Europe. Autrefois, les deux grandes maisons britanniques vendaient les tableaux anciens à Monaco. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Ces tableaux auraient dû se vendre sur le continent, et ils se sont vendus sur un marché qui n’est pas leur marché naturel. Les achats ont surtout été le fait de gens travaillant dans le milieu de Wall Street. Cependant, quelques Européens ont également fait des acquisitions, telle la Green Gallery, à Londres, qui a acheté un tableau de Guardi. Ce secteur réalise des profits importants et connaît des volumes d’affaires inouïs. On a vu certains des tableaux faire jusqu’à vingt fois leur estimation. J’attribue ces excès à la méconnaissance du marché par les nouveaux clients, qui sont mal ou pas conseillés. Je pense qu’il y aura des corrections importantes d’ici peu. C’est un phénomène dangereux.

La vente de Sotheby’s était la plus spectaculaire, avec le grand Rubens et le tableau de Rembrandt. Le Rubens, La tête de saint Jean-Baptiste présenté à Salomé (3), était un tableau tout à fait exceptionnel, à la fois très dur et très cruel. La dureté du sujet, qui excluait la possibilité de vendre à des collectionneurs privés, et le fait que le tableau était déjà très connu du marché, l’ont empêché de réaliser un meilleur résultat. Le Rembrandt, Portrait d’un homme barbu en manteau rouge (1), a été vendu deux fois plus cher que l’estimation haute. Ces deux œuvres ont réalisé les meilleurs résultats – le Rembrandt s’est vendu à plus de 9 millions de dollars et le Rubens à plus de 5,5 millions – et sont allées enrichir la collection du célèbre amateur d’art et homme d’affaires de Milwaukee, le docteur Alfred Bader.

Il y a par-dessus tout un phénomène de raréfaction qui fait monter les prix. La vacation organisée par Sotheby’s, qui s’est soldée par un résultat de plus de 53 millions de dollars, a battu un record mondial en matière de ventes aux enchères. Il y avait aussi un tableau assez spectaculaire de Pierre Jacques Antoine Volaire, qui venait d’une vente publique. Acheté il y a deux à trois mois, il a été remis en vente à New York et a multiplié son prix par cinq. Le tableau a fait 1 100 000 dollars, alors qu’il était estimé 350 à 500 000 dollars. Il s’était vendu l’équivalent de 300 000 dollars il y a six mois, à Madrid. Deux particuliers sont entrés en compétition, ce qui a fait monter les prix.

La dispersion de Christie’s était assez moyenne, malgré trois beaux tableaux : un Zurbarán (2), un Dirck Hals et un Greco. Mais le Greco, Enfant allumant une bougie, véritable clou de la vente, était estimé trop cher à 5 millions de dollars et n’a pas trouvé preneur.

Une fiscalité paralysante
Ces beaux  résultats s‘expliquent. Il y a une nouvelle génération d’acheteurs. La hausse du prix des tableaux modernes fait refluer les acquéreurs vers les tableaux anciens. Du fait de la fiscalité européenne – qui encourage les exportations tout en taxant les importations –, une véritable délocalisation du marché vers New York se produit actuellement. On est en train de détruire le marché de l’art, et on ne pourra pas, avec la fiscalité que nous connaissons, ramener les ventes à Paris.

Je suis effrayé de voir qu’il n’y a pas de prise de conscience, aussi bien chez les parlementaires que chez les conservateurs de musées. Ce n’est pas la peine de pleurer sur la perte du patrimoine national si l’on ne prend pas les mesures fiscales qu’il faut. Quand tous les spécialistes seront partis aux États-Unis – les restaurateurs, encadreurs, marchands et experts, il sera très difficile de remonter la pente. Ce sont 250 années de tradition en Europe qui sont en train de disparaître.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°54 du 13 février 1998, avec le titre suivant : Maîtres anciens euphoriques

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