Collection

Morceaux de choix

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 17 février 2009 - 2739 mots

Yves Saint Laurent et Pierre Bergé ont constitué au fil des ans une importante collection d’objets d’art, de pièces de mobilier et de tableaux. Sélection de la rédaction parmi cet ensemble exceptionnel.

Cette « vente du siècle » a tout pour elle : un pedigree séduisant apte à susciter un réflexe pavlovien ; une profondeur, un léger parfum de scandale – avec la tentative de réclamation par des avocats chinois des deux têtes issues de la Cité interdite ; et enfin, une finalité caritative, le produit estimé entre 200 et 300 millions d’euros étant destiné à la lutte contre le sida et à l’action culturelle… À cela s’ajoutent d’épais catalogues auxquels ont contribué des plumes de renom comme l’historien Yve-Alain Bois, mais aussi la publication d’un livre d’entretiens entre Pierre Bergé et Laure Adler par les éditions Actes Sud, et un long-métrage immortalisant l’événement sous la houlette du plasticien Pierre Thoretton. Bref, le show est rodé. Tout est sous contrôle, si ce n’est le contexte économique. « Je ne suis pas inquiet, affirme François de Ricqlès, vice-président de Christie’s. Si un escalier de la tour Eiffel a pu obtenir 550 752 euros chez Sotheby’s [en novembre 2008], que pourrait faire une enfilade d’Eileen Gray ? » L’auctioneer a toutefois révisé certaines estimations à la baisse, corrigeant au passage les prix des Matisse après la mévente de huit tableaux du peintre en novembre 2008 à New York.
La vente « Damien Hirst » ne fut guère un baromètre pour le marché ; celle de Bergé-Saint Laurent restera de même un événement à part qui pourra difficilement servir d’étalon. Pour Thomas Seydoux, directeur en Europe du département « tableaux impressionnistes et modernes » de Christie’s, « tous les tableaux proposés après cette vente ne bénéficieront pas d’un effet de levier. Mais il y aura un effet de conscience. Les gens se diront “si on propose un objet de qualité, il se vendra”. Cela va relancer la machine ». La dispersion-fleuve pourrait même assécher le portefeuille des collectionneurs aguichés par la griffe d’Yves Saint Laurent. Ce qui risque de compliquer la tâche des marchands de Tefaf, la foire d’art et d’antiquités de Maastricht organisée quelques semaines plus tard…

Grand plat ovale représentant Les Noces de Psyché, par Jean Court, émail peint en grisaille à rehauts d’or, Limoges, troisième quart du XVIe siècle, 39,3 x 53 cm.
Estimation : 300 000-400 000 euros (vente le 25 février)
Par leur quantité et leur qualité, les objets d’art de la Renaissance dominent la collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Ce chapitre inclut un ensemble fabuleux d’émaux peints de Limoges issus de la collection Hubert de Givenchy, et acquis chez les antiquaires parisiens Nicolas et Alexis Kugel. Y figure notamment un grand plat de service orné d’une scène mythologique de la vie de Psyché, peinte en grisaille à rehauts d’or par Jean Court, l’un des plus talentueux artistes peintres émailleurs de son époque, identifié par ses initiales « I. C. ». Son décor central montre des dieux et déesses à la table d’un banquet nuptial avec trois nymphes gardiennes ailées à l’arrière-plan, Cupidon étant situé au premier plan. Cette scène est issue d’une gravure du Maître au Dé qui appartient à une série décrivant des épisodes tirés de la vie de Psyché, récit allégorique de la jalousie et du désir éprouvés par les dieux et les mortels. On connaît quatre autres plats de Jean Court décorés de la même scène : deux se trouvent au Victoria & Albert Museum à Londres, un troisième à la Walters Art Gallery à Baltimore et un autre au British Museum à Londres.   

Pot à bouquet en cristal de roche gravé d’arabesques, monture en vermeil et rubis, Milan, fin du XVIe-début XVIIe siècle, hauteur : 16,2 cm.
Estimation : 100 000-150 000 euros (vente le 25 février)
Dire que ce précieux vase a fait partie des collections de la couronne française dans le courant du XVIIIe siècle le place immédiatement sur un piédestal. On trouvait ce type d’objet presque exclusivement dans les cours royales. Commencée par Charles V et développée par François Ier, la collection royale de cristaux de roche atteint toute sa splendeur sous Louis XIV. Au début du règne du Roi-Soleil, la collection royale de pierres dures était constituée d’une quinzaine de vases en pierre de couleur ainsi que de cent quarante-sept vases en cristal de roche. Dans un inventaire de 1673, le chapitre des cristaux de roche compte 301 numéros. En 1713, 446 cristaux de roche sont mentionnés. Ces pièces ont des origines diverses : legs de Gaston d’Orléans (oncle de Louis XIV), succession du cardinal Mazarin, dons et présents diplomatiques, acquisitions ponctuelles (successions) auprès de correspondants à Augsbourg et Milan, ou bien directement auprès de marchands parisiens. Aujourd’hui, on ne dénombre plus que sept exemples de vase de ce type, y compris celui-ci. Par sa forme, ses motifs et ses dimensions, il est voisin d’un pot à bouquet conservé au Musée du Louvre à Paris.

Nessus et Dejanire, sculpture en argent et vermeil attribuée à Andreas I Wickert d’après un modèle de Jean de Bologne, Augsbourg, vers 1630-1635, hauteur : 40 cm, poids : 2 940 grammes. Est. : 300 000-500 000 euros (vente le 24 février)
À l’honneur dans cette vente, les pièces d’orfèvrerie forment un ensemble important comprenant moult chopes, coupes, coffrets, plats, pièces de forme et sculptures parmi lesquelles cette statuette représentant l’enlèvement de Déjanire par le centaure Nessus. Ce groupe est quasiment identique à celui exposé au Louvre qui ne porte pas non plus de poinçon d’orfèvre. Ces œuvres ont été attribuées à Andreas I Wickert en raison de leur ressemblance incontestable avec le groupe représentant également Nessus et Déjanire exécuté par cet orfèvre de renom, conservé au palais des Armures à Moscou. L’enlèvement de Déjanire est l’une des œuvres les plus célèbres de Jean de Bologne, grande figure du courant maniériste dans les années 1520. Ce nouveau thème a permis au sculpteur italien de proposer une œuvre en torsion où les corps tendus créent une impression de déséquilibre. L’œuvre de Jean de Bologne incite le spectateur à la regarder sous ses divers angles pour en apprécier tous les aspects. Elle sera une source d’inspiration pour ses contemporains, en particulier les artistes allemands.

Paradis, avec l’adoration de l’agneau, Sir Edward Burne-Jones, cinq panneaux à la mine de plomb, crayon gras et rehauts d’or sur papier marouflé sur lin, vers 1875-1880, dimensions : 340,3 x 54 cm pour chaque panneau. Estimation : 500 000-700 000 d’euros (vente le 24 février)
Impressionnés par La Roue de la Fortune, tableau de Sir Edward Burne-Jones appartenant aux Noailles, Pierre Bergé et Yves Saint Laurent ont souhaité l’acquérir après le décès de Marie-Laure de Noailles. Mais l’affaire ne s’est pas conclue pas et le tableau trouva le Musée d’Orsay pour écrin. Ils achètent alors aux enchères à Paris en 1972 chez Jean-Claude Binoche cette composition en cinq panneaux issus de l’atelier de l’artiste dispersé à Londres en 1898 chez Christie’s. Il s’agit en fait de cartons de vitrail de l’église All Hallows (Londres) appartenant au duc de Liverpool et réalisés au crayon, sur lesquels Burne-Jones a ajouté de la couleur au crayon gras pour en faire des œuvres indépendantes. Comme l’observait l’historien de l’art A. C. Sewter, « la conception de base de ce dessin à la fois remarquable et magnifique trouve clairement sa source dans un autel de Van Eyck à Gand [l’Agneau mystique] ». Burne-Jones n’a jamais vu cette œuvre, mais elle lui était indéniablement familière grâce aux reproductions.

Portrait de Madame L. R., Constantin Brancusi, 1914-1917, bois de chêne, H. 117,1 cm. Estimation 15 à 20 millions d’euros
Ceux qui ont visité l’appartement d’Yves Saint Laurent n’ont sans doute pas été bouleversés au premier coup d’œil par cette œuvre atypique du sculpteur roumain, connu plutôt pour ses pierres et bronzes aux lignes épurées. « C’est une œuvre rarissime, mais [elle a un caractère] tellement primitif que si on la voyait au milieu d’un groupe de sculptures africaines, on ne reconnaîtrait pas un Brancusi. C’est moins abouti que ce que l’on connaît de lui », remarque le marchand Stéphane Custot. L’ancienne conservatrice du Centre Pompidou Margit Rowell reconnaît dans le catalogue de la vente que ces sculptures énigmatiques furent assez mal perçues par les collectionneurs, y compris John Quinn, mécène américain de l’artiste. Il subsisterait aujourd’hui une trentaine de ces pièces, y compris des fragments, exécutées principalement entre 1913 et 1925. Bien que massives et disparates, ces sculptures sont, selon Margit Rowell, « essentielles à l’appréciation et à la compréhension globale de l’œuvre du sculpteur ». Comparant la pièce avec la Petite fille française, une autre sculpture en bois conservée au Guggenheim Museum à New York, elle ajoute : « Ces deux figures possèdent dans leurs silhouettes et dans leurs proportions une rigueur formelle et une dimension abstraite qui, en Afrique, servait à souligner la valeur archétypale et symbolique des figures ancestrales sacrées. » Achetée pour un million de francs en 1970, une somme déjà imposante, cette œuvre dont Fernand Léger fut le premier propriétaire est estimée aujourd’hui entre 15 et 20 millions d’euros.

Fauteuil aux dragons, Eileen Gray, 1917-1919, cuir brun, bois laqué brun  orangé à inclusion de feuilles d’argent patinées. Estimation 2 à 3 millions d’euros
Ce siège de forme enveloppante daté vers 1917-1919, issu de la collection de la modiste Suzanne Talbot, fut découvert en 1971 par les marchands parisiens Bob et Cheska Vallois. Cédé à Michel Périnet, il fut racheté par Yves Saint Laurent en 1973, un an après la vente « Jacques Doucet » qui révéla cette créatrice au public. « C’est un meuble mythique, unique, qui relève de la première période d’Eileen Gray, le moment où elle a découvert et maîtrisé la laque et su l’utiliser avec originalité, indique Sonja Ganne, directrice en Europe du département des arts décoratifs du XXe siècle chez Christie’s. L’objet est d’autant plus singulier et frappant lorsqu’on voit ensuite l’évolution d’Eileen Gray vers l’épure moderniste. » D’après Cheska Vallois, ce fauteuil valait autour de 15 000 francs en 1971. Il est aujourd’hui estimé entre 2 et 3 millions d’euros. « L’estimation est haute mais justifiée, affirme Cheska Vallois. C’est une des créatrices les plus importantes de l’Art déco, et il n’y a aucune chance de retrouver de telles pièces. » D’après le marchand Félix Marcilhac, ce morceau de choix pourrait aisément pulvériser son estimation.

Composition avec grille 2, Piet Mondrian, 1918, huile sur toile, 97,4 x 62 cm. Estimation 7 à 10 millions d’euros
Achetée en 1980 par Bergé et Saint Laurent auprès du marchand Alain Tarica, cette toile de Mondrian se situe, comme les deux autres figurant dans la vente, à un moment charnière de l’œuvre de l’artiste. Obsédé par le problème de l’unité de la figure et du fond, le peintre entame la série des grilles modulaires. Dans le catalogue de la vente, l’historien de l’art Yve-Alain Bois souligne le paradoxe de l’apparition de cette structure : « N’est-il pas tout entier fondé sur la répétition, à savoir sur quelque chose que Mondrian a déjà condamné et exclu de son esthétique ? » L’artiste avait, en 1942, accroché le tableau tête-bêche et effacé certaines lignes. D’après Alain Tarica, le premier Mondrian acquis par Saint Laurent, avant 1968, valait environ 200 000 francs. De l’eau a coulé sous les ponts. En 2004, New York/Boogie Woogie, daté de 1941-1942, a décroché le record de 21 millions de dollars (17,6 millions d’euros), chez Sotheby’s à New York. Le marché ne semble pas aujourd’hui effarouché par l’estimation de 7 à 10 millions d’euros. Le courtier Marc Blondeau trouve ainsi le tableau « pointu, ardu, très intéressant », tandis que le marchand Stéphane Custot observe que la « toile a un “wall power” qui mérite son estimation. Il ne s’agit peut-être pas du Mondrian le plus commercial, mais il est magnifique par sa taille, sa composition, sa sophistication ».


Belle Haleine-Eau de Voilette, Marcel Duchamp et Man Ray, 1921, boîte en carton, bouteille de parfum en verre. Estimation 1 à 1,5 million d’euros
En 1921, un an après avoir créé son hétéronyme féminin, « Rrose Sélavy », Marcel Duchamp détourne un flacon du parfum « Un air embaumé » créé par la Maison Rigaud et demande à Man Ray de concevoir l’étiquette. L’objet fera sa première apparition la même année en couverture de New York Dada. Il rejoindra la collection d’Yvonne Crotti avant d’être acheté en mai 1990 par Pierre Bergé et Yves Saint Laurent auprès du marchand Alain Tarica. « Belle Haleine concrétise l’un des concepts majeurs de l’œuvre de Duchamp, à savoir [la figure de] l’androgyne. C’est l’une des premières œuvres où il a pris l’identité de Rrose Sélavy et s’est déguisé en femme », nous confie Arturo Schwarz, spécialiste de l’artiste. Il s’agit aussi d’un des deux seuls ready-mades rectifiés originaux en mains privées, l’autre étant Pharmacie (1914). Pour le marchand David Fleiss, « l’estimation de 1 à 1,5 million d’euros est forte, mais elle ne fera pas peur aux dix personnes qui pouvaient rêver d’une telle pièce. C’est l’œuvre la plus rare de la section art moderne, car les originaux des principaux ready-mades de Duchamp ont été perdus ou détruits. Les musées devraient la préempter ».

Deux vases monumentaux par Jean Dunand, de forme balustre, en dinanderie, à décor géométrique laqué rouge, argent et or, 1925, chacun signé « JEAN DUNAND » en creux sur le pourtour de la base, hauteur : 1 mètre. Estimation : 1-1,5 million d’euros (vente le 24 février)
Ces vases majestueux font partie des premiers objets entrés dès les années 1960 chez les deux esthètes. Maître de la technique de dinanderie, Jean Dunand est nommé vice-président de la classe « Métal » de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à Paris. Les organisateurs lui commandent quatre vases monumentaux destinés à orner la cour intérieure du pavillon des métiers d’art, dont font partie les deux vases présentés ici. L’un est à décor de frises verticales de croissants de lune or disposées tête-bêche autour du col, de motif de vaguelettes or et d’éléments géométriques principalement verticaux or et rouge pour le corps. L’autre vase est orné d’une frise de triangles or soulignés d’un zigzag rouge autour du col et d’un motif de frises géométriques horizontales alternant des carrés, rectangles, triangles et rectangles à denticules or et rouge sur fond noir pour le corps. Quoique restaurés et de forme très classique, ces vases seront très appréciés par les amateurs d’Art déco.

Le Danseur, Henri Matisse, 1937-1938, gouache, mine de pomb et papiers découpés sur papier, 74,9 x 62,2 cm. Estimation 4 à 6 millions d’euros
Acheté en mai 1982, ce collage qu’Yves Saint Laurent conservait dans son salon-bibliothèque est un vrai petit bijou d’intensité. Cette pièce préparatoire pour le ballet L’Étrange Farandole comporte des collages expérimentaux réalisés avant les papiers découpés de la fin de sa vie. Elle restitue parfaitement le conflit entre la ligne et la couleur qui sous-tend toute l’œuvre de Matisse. « Pour la première fois, Matisse sculptait directement la couleur… Comme si quelque chose de puissant mais d’incohérent était en train de prendre forme et remontait brutalement des profondeurs de l’imagination du créateur », relate la journaliste Hilary Spurling dans le catalogue de la vente. On le sait, la danse a joué un rôle majeur dans l’œuvre de Matisse. Pour Hilary Spurling, ce danseur trapu et gauche au regard de la fluidité des deux oiseaux blanc et noir représente l’alter ego du peintre, exprimant « de façon si touchante la douleur et le poids de l’effort discipliné ». Indéniablement, ce collage est l’un des must de la collection, plus que le tableau de Matisse intitulé Les Coucous, tapis bleu et rose (1911), de belle qualité mais décoratif.

COLLECTION YVES SAINT LAURENT ET PIERRE BERGÉ, exposition dans la nef du Grand Palais, 3, avenue du Général-Eisenhower, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, les 21 et 22 février, 9h-minuit, le 23 février 9h-13h. Vente dans la nef le 23 février à 19h : art moderne ; le 24 février à 14h : tableaux anciens, à 15h : orfèvrerie et miniatures ; à 18h arts décoratifs du XXe siècle ; le 25 février à 13h : sculptures, à 19h : arts d’Asie, art islamique, objets d’art céramique, archéologie et mobilier. Entrée libre, www.christies.com et www.pba-auctions.com

Collection YSL/Bergé
Scénographie de l’exposition : Nathalie Crinière
Surface d’exposition : 13 500 m2
Nombre de lots : 733

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°297 du 20 février 2009, avec le titre suivant : Morceaux de choix

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque