Collection

À la recherche du temps perdu

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 17 février 2009 - 1079 mots

Décédé en juin 2008, Yves Saint Laurent aura constitué avec Pierre Bergé une collection transversale dominée par l’art moderne et l’Art déco.

Constituée par con-crétion et sédimentation, sur une durée de près de quarante ans, la collection de Pierre Bergé et d’Yves Saint Laurent est une apologie du dense et du divers que n’aurait pas désavouée un Des Esseintes. Inspiré par l’éclectisme de la vicomtesse Marie-Laure de Noailles, le couple a connu d’autres influences plus subtiles et souterraines, comme celles du décorateur Arturo Lopez-Wilshaw ou du peintre José Maria Sert, d’où proviennent les deux têtes de lapin et souris de l’empereur Qianlong. Pour le courtier Marc Blondeau, « c’est une collection d’humeurs, de sensibilités, dans le goût d’un amateur, une collection qui n’est pas démonstrative ». Un ensemble construit à quatre mains, même si Pierre Bergé fut souvent  interlocuteur des marchands.
L’antiquaire Alexis Kugel, qui leur aura vendu la plupart des objets d’art, se souvient que Pierre Bergé pouvait laisser en plan ses affaires pour venir voir un objet, « comme un gamin gourmand ». Il achetait aussi sans marchander. « J’ai été trop choqué quand, pendant quarante ans, les femmes du monde très riches pleuraient pour qu’on leur fasse des prix chez Yves Saint Laurent pour faire pareil à mon tour », insiste Pierre Bergé. Ainsi ont-ils acquis sans tortiller les vingt-quatre émaux limousins de la collection Hubert de Givenchy que les Kugel avaient montrés en 1994 à la Biennale des antiquaires, à Paris. En ce qui concerne l’orfèvrerie, le couple s’est concentré sur les pièces allemandes, ainsi les fabuleuses coupes dites « des Hanovre » issues du trésor des Cumberland, achetées elles aussi en bloc. « Quand Pierre Bergé a vu ces pièces, il était si ému qu’il s’est assis sur les marches. On n’avait pas besoin de lui faire l’article. Il savait que nous savions qu’il savait », rappelle Alexis Kugel.
Autre noyau fort de cette collection éclectique, les tableaux modernes, acquis par le biais du marchand parisien Alain Tarica. Bergé dégaine en 1970 avec un Brancusi primitiviste. « Il a acheté le Brancusi en cinq minutes, sans dire un mot. Ce n’était pas un acheteur lambda, je n’étais pas obligé de lui dire qui était Brancusi. Lui et Yves Saint Laurent se décidaient toujours rapidement, même si c’étaient alors des dépenses significatives pour eux. Ils ont acheté des choses qui étaient supérieures à un certain goût ambiant parisien », relate le marchand. Et d’ajouter : « Ce qui les intéressait, c’est “est-ce dans l’histoire ou pas ?”. Ce n’était pas “j’aime ou je n’aime pas”. Ce n’était pas une affaire de goût. Ils ne cherchaient rien de particulier, ne me disaient pas “trouvez-moi un tableau de x… ” » Si Saint Laurent dessina sa robe Mondrian en 1965, c’est en 1978 que le couple achètera son premier tableau de l’artiste hollandais.
Comme Karl Lagerfeld, Yves Saint Laurent fut pionnier dans la redécouverte de l’Art déco, notamment de Jean-Michel Frank, auquel le couturier vouait un vrai culte. Les premières acquisitions débutent en 1968-1969 avec la paire de grands vases de Jean Dunand. Après les avoir achetés aux Puces pour 7 500 francs, soit à l’époque plus cher qu’une Fiat, le marchand Félix Marcilhac les avait laissés en dépôt à la galerie parisienne Jeanne Fillon, où le couple les a découverts. Le duo poursuivra en emportant dans la vente « Jacques Doucet » un tabouret de Pierre Legrain et une paire de banquettes de Gustave Miklos. Les tourments intérieurs du couturier se perçoivent dans une profusion d’objets composés de serpents, comme la console aux trois cobras d’Albert Cheuret ou une lampe Cobra de Daum et Edgar Brandt. « Yves Saint Laurent avait une approche sensuelle et intuitive. Dans sa subtilité, sa sélection fait penser à celle de Jacques Doucet », observe Félix Marcilhac, lequel lui a vendu une dizaine de pièces, dont un fauteuil d’Armand Albert Rateau. Si les provenances dans la section des tableaux modernes et des objets d’art ont été soigneusement restituées, celles de ce secteur pêchent par d’étranges lacunes. « Yves Saint Laurent et Pierre Bergé ne tenaient pas d’archives pour l’Art déco. Ils ont aussi beaucoup acheté chez des marchands qui n’existent plus comme Jeanne Fillon ou Marc Lamouric », explique Sonja Ganne, directrice du département « arts décoratifs du XXe siècle » de Christie’s. Bien qu’une dizaine de pièces se distinguent du reste, notamment les trois créations d’Eileen Gray, nombre d’œuvres telles les pièces d’Albert Cheuret se révèlent plus décoratives. Sans doute parce que cette collection formée principalement entre 1968 et 1980 n’a pas été élaguée. « Pour moi, la force c’est précisément qu’elle ne s’est pas renouvelée, défend Félix Marcilhac. Une fois qu’elles ont trouvé leur place dans l’appartement, les pièces ont eu une vie naturelle. »

Un amour partagé
Bien qu’à sa manière Yves Saint Laurent ait défini son époque, cet homme viscéralement proustien était à la recherche d’un temps perdu. Si Saint-Laurent et Berger « collectionnaient Eileen Gray, c’était pour mieux oublier son message : “le passé ne projette que des ombres” », écrit avec justesse la journaliste Laurence Benaïm dans sa monographie consacrée au couturier (éd. Grasset, 2002). De fait, l’art contemporain n’y a pas eu droit de cité. « Cette collection était faite à deux. Il n’était pas question que s’introduisent des objets qui n’étaient pas aimés des deux, répond Pierre Bergé. Yves n’aimait pas l’art contemporain. Il préférait le passé au présent et le présent au futur. » Pierre Bergé reconnaît volontiers trois manques : Bacon, Hockney et Rothko, mais ajoute : « J’espère que dans cinquante ans, quand on trouvera un objet Bergé-Saint Laurent chez un antiquaire ou dans un musée, la seule chose qu’on pourra se dire, c’est qu’ils ne se sont pas trompés. »
Si le superlatif est de rigueur, la vente aligne une trentaine de chefs-d’œuvre et un flot d’objets de grande qualité, pas nécessairement rares. Concernant les tableaux anciens, hormis le Portrait de don Luis Maria de Cistué par Goya, finalement donné au Musée du Louvre, la pêche n’est pas miraculeuse. Le Portrait d’homme par Frans Hals manque de l’humour propre à l’artiste hollandais. Jaugées individuellement, extraites de leur écrin, certaines œuvres perdent parfois de leur saveur. Aussi Christie’s fut-elle avisée de faire visiter l’appartement d’Yves Saint Laurent aux clients potentiels. La magie de la griffe et le souvenir du lieu compteront pour beaucoup sur les résultats de la vente, les têtes d’affiche tirant vers le haut les éléments plus décoratifs.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°297 du 20 février 2009, avec le titre suivant : À la recherche du temps perdu

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