Photographie

L'Amérique en dialogue avec Paris

Par Gisèle Tavernier · Le Journal des Arts

Le 3 février 2009 - 855 mots

PARIS

Le Jeu de Paume, à Paris, célèbre les cinquante ans de la première publication de l’ouvrage « Les Américains », le chef-d’œuvre du photographe suisse Robert Frank.

PARIS - Un Leica, une automobile Ford, un « road trip » photographique iconoclaste ont fait de Robert Frank une légende vivante. Cet Européen beatnik qui dénonce du regard les travers de l’Amérique maccarthyste des années 1950 a marqué l’histoire de la photographie du XXe siècle. « J’ai grandi à Zürich. J’y suis même né le 9     novembre 1924. 1947 : je pars pour l’Amérique. Comment peut-on être Suisse ? […] 1955 : Je traverse les États-Unis et [Robert] Delpire publie Les Américains. Ich bin ein Amerikaner. », résume le photographe et réalisateur phare de la Beat Generation.

Un style intimiste
Au Jeu de Paume, à Paris, le 50e anniversaire de la publication française (1958) et américaine (1959/Grove Press) de cet ouvrage controversé qu’a préfacé Jack Kerouac, auteur du livre majeur Sur la route, sert de prétexte à l’exposition « Robert Frank : un regard étranger » centrée sur la période clé des années 1950. Abandonnant la photo de mode à Harper’s Bazaar, ce rebelle voyage au Pérou et en Europe avant d’inventer son style documentaire intimiste.
La scénographie tranchée en gris et blanc oppose deux séries très distinctes. Suivant la logique de la maquette du livre culte, l’accrochage de la série complète des Américains – un prêt de la Maison européenne de la photographie qui a acquis en 1992 auprès de la galerie new-yorkaise Pace MacGill ces quatre-vingt-trois tirages des années 1980 signés par l’auteur – se confronte à la série peu connue Paris (1949-1952) offrant soixante-dix-neuf images plus ordinaires qui rappellent Atget ou Brassaï. Cette sélection montrée pour la première fois au Musée Folkwang d’Essen, en Allemagne, l’été dernier est enrichie de huit tirages inédits. Intitulé Paris, l’ensemble paraît en même temps chez Steidl. Le thème mièvre des fleurs qui sert de leitmotiv à ces photos de rue affaiblit l’intérêt pour ce voyage intérieur dépourvu de regard critique sur la capitale dans l’après-guerre. « Alors que les humanistes tentent de reconstituer l’image de Paris, Robert Frank articule une idée basée sur la mélancolie et la perte. Les fleurs qui ponctuent sa vision y sont une métaphore de la vie et de la mort », argue Marta Gili, directrice du Jeu de Paume.
Actualité oblige, l’Amérique d’Obama qui offre une relecture de la série Les Américains, actuellement exposée à la National Gallery of Arts de Washington, relègue la série Paris au second plan. Et l’on se souvient. En 1955, Frank, parrainé par Walker Evans, reçoit la bourse Guggenheim, loue une Ford et sillonne les États-Unis jusqu’en 1956 avec sa femme Mary et ses deux enfants en prenant 28 000 clichés. Ces instantanés flous, mal éclairés, au grain épais, rompent avec les canons esthétiques de la photo de l’époque tout en mettant à mal l’imagerie de l’American Way of Life : le drapeau récurrent, l’automobile, les grands espaces, le juke-box des fifties, la télévision signe de progrès, qui trône dans des snack-bars peuplés de cow-boys. Tandis qu’à Miami, la haute société boit du champagne. Dans le Sud, un Noir prie au bord du fleuve dans une lumière crépusculaire. « Robert Frank, Suisse, discret, gentil, avec cette petite caméra [appareil photo] qu’il fait surgir et claquer d’une main, a su tirer de l’Amérique un vrai poème de tristesse et le mettre en pellicule, et maintenant il prend rang parmi les poètes tragiques de ce monde », écrit Kerouac. Ce poème visuel qui stigmatise la ségrégation, les inégalités sociales, la précarité d’une Amérique qui se targue de puissance et de démocratie, innove par sa narration montée comme un film. « Pour la Beat Generation, le jazz venu de la communauté noire induit l’improvisation, le récit subjectif que revendique Robert Frank quand il s’approprie le médium photographique comme un outil intuitif », ajoute Marta Gili. Sa vision dérangeante fait crier la critique et le public à l’antiaméricanisme.
Les expérimentations visuelles restent sa ligne. En 1960, ce photographe reconnu qui a participé aux expositions « Post-War European Photography » et « The Family of Man » organisées par Edward Steichen au Museum of Modern Art de New York range son Leica pour réaliser vingt films avant-gardistes tels que Pull My Daisy ou True Story projetés au Jeu de Paume. Maintes fois réédité, l’ouvrage Les Américains s’acquiert jusqu’à 4 000 dollars pour une édition américaine originale, la plus recherchée des collectionneurs, selon l’expert Gregory Leroy. Cette cote un peu surfaite rappelle qu’à la même époque paraissait New York de William Klein. Une critique sociale jamais vue au style brutal plus percutant.

Robert Frank : un regard étranger, jusqu’au 22 mars, Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, 75008 Paris, Tél. 01 47 03 12 50, www.jeudepaume.org, tlj sauf lundi, mardi 12h-21h, du mercredi au vendredi de 12h-19h, samedi et dimanche 10h-19h.

Robert Frank
Commissaires : Ute Eskildsen, conservatrice du département de la photographie du Musée Folkwang ; Marta Gili, directrice du Jeu de Paume
Coproduction : Musée Folkwang, Essen ; Jeu de Paume en collaboration avec la Maison européenne de la photographie

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°296 du 6 février 2009, avec le titre suivant : L'Amérique en dialogue avec Paris

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