Enquête

Bras de fer autour de « Picasso et les maîtres »

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 20 janvier 2009 - 1552 mots

Les tensions sont de plus en plus vives entre la Réunion des musées nationaux et les grands établissements publics, au premier rang desquels figure le Musée du Louvre.

PARIS - Depuis son inauguration, l’exposition « Picasso et les maîtres », présentée au Grand Palais (du 8 octobre 2008 au 2 février 2009), aura plus fait parler d’elle pour ses enjeux financiers que pour son contenu scientifique. Organisatrice du blockbuster, la Réunion des musées nationaux (RMN) a annoncé un bénéfice d’environ un million d’euros, somme dont les musées parisiens partenaires, le Louvre, Orsay et Picasso, ont immédiatement réclamé le partage. Ceux-ci sont persuadés que l’opération, malgré son coût en transport et assurances, a réalisé des bénéfices au moins trois fois supérieurs à ceux annoncés. Au-delà de la polémique, l’affaire met en exergue le malaise grandissant entre la Réunion des musées nationaux, institution centenaire pensée à l’origine comme un vaste système de mutualisation, et les grands musées nationaux (le Louvre, Orsay, Versailles et Guimet) depuis qu’ils ont accédé à l’autonomie en devenant établissements publics administratifs (EPA). À l’heure de la révision générale des politiques publiques (RGPP), se pose la question des rôles et des devoirs de chacun de ces acteurs dans un paysage culturel fortement perturbé.
En charge d’une agence photographique, de boutiques, d’un pôle d’édition, la RMN gère encore la billetterie, l’accueil et les visites-conférences d’une vingtaine de musées nationaux (Musée de Cluny, châteaux-musées de Compiègne et Écouen, Musée Fernand-Léger à Biot et Chagall à Nice…) ou musées « service à compétence nationale » (SCN). L’institution co-organise des expositions avec les musées SCN – elle y a annoncé un programme 16 expositions en 2009 pour un budget de 2,4 millions d’euros –, mais aussi avec des musées en régions, comme ce fut le cas, avec succès, pour la Vieille-Charité à Marseille, le Musée Fabre à Montpellier ou le Palais des beaux-arts de Lille. La RMN se présente aujourd’hui comme une institution au service des petits et moyens musées. « Faux, rétorque-t-on au Louvre, la RMN est de mauvaise foi : elle se présente comme mutualiste mais paupérise en réalité les petits musées. » « La RMN est devenue un prédateur et sa disparition [est inscrite] dans le mouvement de l’histoire », renchérit le président d’un autre EPA. Et de stigmatiser les subventions publiques qu’elle perçoit (19,4 millions d’euros pour 2009 destinés à son fonctionnement) et le nombre de ses employés (1 000 agents dont la moitié sont dédiés aux activités commerciales) alors que certains la considèrent comme « un intermédiaire inutile ». La formule, devenue récurrente, a été lâchée par les grands musées nationaux, avec, en tête de la meute, le Louvre et le château de Versailles, dont l’actuel président fut le ministre de la Culture qui scella l’autonomie des grands musées. « La RMN est victime de son passé. Les technocrates s’en sont servi comme outil d’expérimentation d’établissement public [la RMN est un EPIC (établissement public à caractère industriel et commercial depuis 1991)], note un observateur. On lui a maintenu ses missions publiques officielles tout en lui demandant d’être rentable. Ensuite, on a fait de même avec les musées et aujourd’hui, le cadet veut bousculer l’aîné sur le même terrain, mais l’égoïsme du Louvre est tout aussi critiquable que la RMN. »

Manie du logo
Face aux critiques, la RMN se réfugie derrière ses bilans positifs de 2007 et 2008, et rappelle que ses recettes totales s’élèvent à 125,2 millions d’euros, « soit un taux d’autofinancement de 85 % ». En 2004, la RMN avait dû renoncer aux 45 % des droits d’entrée que lui reversait le Louvre ; pour compenser, l’État lui avait alors accordé une subvention de 4,7 millions d’euros. Mais les relations entre les deux institutions ne se sont pas détendues pour autant. Déjà libre de choisir les éditeurs de ses catalogues d’exposition, le Louvre n’est plus tenu de co-organiser ses expositions avec la RMN depuis le 1er janvier 2009 et réclame à ce titre 600 000 euros octroyés par l’État à la RMN. Si le jeune Musée du quai Branly a pris soin, lors de sa création, de tenir à distance la RMN, le Musée d’Orsay déclare lui verser encore 2 millions d’euros annuels pour l’édition, la diffusion photographique et les expositions. Une somme dont le paiement lui est difficile à digérer à l’heure où les subventions publiques des EP (établissements publics) ont été réduites de près de 10 %. D’autant plus qu’elle correspond à peu près au manque à gagner de la gratuité d’accès pour les 18-25 ans récemment annoncée par le président de la République (lire page 3).
Outre sa lourdeur bureaucratique, les grands musées reprochent à la RMN son « manque de respect pour le travail scientifique », fustigeant le « peu d’esprit critique » de la maison aujourd’hui et cette manie de mettre en avant sa marque ou son logo, « sans jamais reconnaître le travail des conservateurs qui apportent les sujets, les œuvres et obtiennent les prêts ». Il est vrai que la RMN n’a pas toujours su ménager les susceptibilités du corps des conservateurs. Dans les musées mais aussi en interne, on critique l’incapacité de la RMN à instaurer un dialogue, et les méthodes autoritaires de sa hiérarchie, autant de handicaps qui lui valent actuellement de nombreuses inimitiés. Les bouleversements annoncés par la RGPP lui ont laissé entendre un temps qu’elle pourrait récupérer dans son escarcelle certains musées SCN. Cette initiative a déclenché les foudres des EP et de la direction des Musées de France (dont elle fut autrefois le bras armé), d’abord parce que certains estimaient que la RMN n’en avait pas les compétences, mais aussi parce qu’elle marchait ainsi sur les plates-bandes des grands musées. Sous couvert de vouloir jouer les «      grands frères » auprès de petits et moyens musées, les EPA se rêvent en musées « têtes de réseau ». À l’instar d’Orsay qui a déjà récupéré l’Orangerie et le Musée Hébert (Paris), ou du Louvre qui a littéralement « avalé » le Musée Eugène-Delacroix et lorgne toujours sur les musées de Cluny et d’Écouen. « Il faut éviter que ces rattachements prennent la forme d’une OPA, reconnaît un chef d’établissement, mais la notion commerciale n’est pas du côté des EP. Nous prêtons des œuvres à titre gracieux, là où la RMN fait payer ses services. » Qu’en pensent les musées SCN ? Si le Musée Picasso, à Paris, et le Château-musée de Fontainebleau ont fait connaître leur position en revendiquant, eux aussi, un statut d’EP – cela devrait être effectif en 2010 –, l’ensemble des musées SCN ne partagent pas nécessairement ce point de vue. D’autant plus que le choix de l’« autonomie » pourrait leur coûter cher à l’heure où la crise financière risque d’avoir des impacts lourds sur la fréquentation touristique. Pris en étau entre la RMN, dont ils reconnaissent les imperfections et l’arrogance, et les grands musées, dont ils redoutent les ambitions, les dirigeants des musées SCN se trouvent dans une situation inconfortable. « La RMN a aujourd’hui un vrai problème, ce qui ne veut pas dire qu’elle est inefficace et qu’il faut la supprimer, explique l’un d’eux. Les musées ont besoin d’elle. Rappelons que c’est la première qui s’est préoccupée du public, quand les conservateurs ne pensaient qu’à leur publication. La RMN ne peut pas disparaître, sinon beaucoup de choses disparaîtraient avec elle. »

Une RMN à la demande
Furieux de voir le débat étalé sur la place publique et conscient de la fragilité des personnels éprouvés par des années de crise, le ministère de la Culture a tranché dans l’affaire Picasso en faveur de la RMN, arguant que les revendications sur l’exposition « Picasso » n’étaient « absolument pas légitimes » et que la RMN avait « vocation à rester ». Les plus cyniques voient dans ce soutien le refus de reconnaître l’échec du système d’établissement public, si souvent érigé en modèle par Bercy et l’Administration. « Aujourd’hui, le système est en pleine évolution et il doit être rééquilibré, ce qui est difficile et douloureux, tempère-t-on Rue de Valois. La RMN doit passer d’une position monopolistique à une position de prestataire de service. » C’est-à-dire se cantonner à son rôle de « logisticien et banquier d’exposition en charge des transports, des assurances », et « laisser la partie scientifique au musée », note un administrateur. Certains, considérant le terme de «  prestataire de service » comme trop réducteur et dangereux, croient en une alternative : « La RMN doit fonctionner à la demande et prendre en considération les musées au cas par cas. Il faut qu’elle conserve ses missions publiques essentielles tout en sachant modifier son régime. » Pour la RMN, la situation relève d’un problème psychologique, voire « idéologique ». Comme le précise l’un de ses responsables, « la RMN est un système certes imparfait mais qui a le mérite d’exister. À l’heure où le mécénat ne prend plus et où les aides de l’État sont en chute libre, il serait dangereux de s’en passer ». Pourquoi, effectivement, ne pas faire appel à son savoir-faire, tout en allégeant la machine bureaucratique ? Cet exercice de longue haleine promet d’être difficile si les tensions ne s’apaisent pas. Pour l’instant, la RMN attend les résultats d’un rapport de la Cour des comptes prévu pour février. Et, cette fois encore, elle est attendue au tournant.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°295 du 23 janvier 2009, avec le titre suivant : Bras de fer autour de « Picasso et les maîtres »

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