Primitivisme récurrent

Aux sources du XXe siècle

Le Journal des Arts

Le 13 mars 1998 - 583 mots

À deux pas de l’an 2 000, nous éprouvons encore du mal à inscrire notre siècle dans le prolongement de ceux qui l’ont précédé. Naturellement portés à magnifier leur cause, les historiens de l’art du XXe siècle insistent pour la plupart sur l’originalité de la période et, pour la démontrer, utilisent un concept bien commode, celui de rupture.

Pour Philippe Dagen, une rupture – le “primitivisme” – caractériserait le passage du XIXe (impressionniste) au XXe. Il situe le point de départ de cette démarche dans l’intérêt porté par Cormon et Frémiet aux découvertes de l’archéologie préhistorique – ce qui est discutable –, mais surtout dans les recherches de Gauguin, comme on le savait déjà.

Par primitivisme, il faut entendre le désir de revenir aux sources, de façon à se débarrasser des habitudes mentales héritées par éducation et par habitude. Le retour à la primitive Église chez Luther, le mythe du bon sauvage, le communisme agraire de Babeuf, le discours sur la cabane primitive constituent autant d’exemples de cette attitude. Ce recentrement sur l’essentiel revient de façon constante dans l’histoire de l’art et de la pensée : Bernard Dorival, maître à qui ce livre est justement dédié, avait déjà souligné en 1943 le primitivisme de Gauguin et de Picasso pour le rattacher à une tradition qu’il faisait remonter à David, mais qu’on peut constater bien plus tôt. Il eût été utile au lecteur qu’il pût méditer sur la longue durée et non sur le court terme d’une histoire de l’art qui reste enclavée, malgré quelques références à la littérature : le primitivisme dans l’art aurait, en effet, constitué un vrai et grand sujet d’histoire culturelle.

Un outil pour “sauver la figure”
Les véritables mérites de l’ouvrage – une thèse universitaire – résident, en fait, dans l’analyse de ce que recouvre le primitivisme. Bernard Dorival s’en tenait dans ses premiers écrits à l’Océanie chez Gauguin, pointait quelques influences médiévales chez les Nabis, soulignait évidemment l’importance de l’art nègre dans la formation de Picasso. Universitaire et critique d’art au Monde, Dagen va beaucoup plus loin. D’une part, il élargit le champ des références artistiques : Bretagne, art russe et byzantin, Quattrocento, Égypte et préhistoire. D’autre part, il désigne ce champ d’un seul et unique mot : primitivisme. En somme, la multiplicité des références ne doit rien à quelque esthétisme éclectique, mais à un fort courant de réformation qui s’exprime en de multiples ramifications dans les années 1880, s’épanouit dans les Demoiselles d’Avignon (1907) – dont les sources seraient encore plus complexes qu’on ne l’a cru –, avant de se rassembler chez Derain. Faut-il pour autant privilégier à ce point le rôle de toutes ces références ? A-t-on le droit d’oublier que Cézanne, en s’attachant à la seule perception de l’œil, était déjà parvenu au même résultat et que sa considérable influence s’est mêlée à celle des primitivismes proprement dits ? En d’autres termes, ne faudrait-il pas mieux distinguer retour à la nature et primitivisme ?

Au total, une analyse qui peut intéresser le public. Mais qui s’en tient, semble-t-il, à l’ordre des moyens : Dagen affirme, par exemple, que le dessin primitif a “sauvé la figure” de la destruction à laquelle conduisaient le post-fauvisme et le cubisme analytique. Reste à savoir pourquoi, et à mettre le primitivisme en relation avec le sens des œuvres : le sacré (symboliste ou non) et la violence (barbare ?).

Philippe Dagen, Le Peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, Flammarion, 286 p., 275 F. ISBN 2-08-010193-5.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°56 du 13 mars 1998, avec le titre suivant : Primitivisme récurrent

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