Lausanne : Requiem pour le photojournalisme ?

Un hommage aux photographes tués pendant la guerre du Viêt-nam

Le Journal des Arts

Le 13 mars 1998 - 1255 mots

Le Musée de l’Élysée, à Lausanne, accueille l’exposition itinérante « Requiem » qui rend hommage aux 135 photographes tués pendant les guerres d’Indochine et du Viêt-nam, entre 1946 et 1975. Celle-ci a le mérite d’évoquer la mémoire des deux camps, grâce à des images puisées dans les archives communistes. Elle est organisée par deux anciens photographes, blessés lors du conflit, Horst Faas et Tim Page. L’ancien rédacteur en chef adjoint de The Observer, Adrian Hamilton, nous donne son point de vue sur Requiem ainsi que sur le reportage de guerre et le photojournalisme d’aujourd’hui.

LAUSANNE - La guerre a fait du photojournaliste un héros romantique. La Seconde Guerre mondiale a marqué la grande époque de la photographie noir et blanc. Des images isolées sont devenues des icônes, représentations symboliques de ce conflit : la cathédrale St Paul pendant le Blitz, par Herbert Mason, les vues floues du débarquement à Omaha Beach, par Robert Capa, et surtout l’image des Marines américains plantant leur drapeau sur Iwo Jima, de Joe Rosenthal. L’image, fixe ou en mouvement, a rempli la même fonction au Viêt-nam, mais le résultat a été différent. L’armée et le public voulaient voir de la Seconde Guerre mondiale des images d’héroïsme, toujours plus empreintes de bravoure mais en aucun cas déprimantes. Et les photographes leur donnaient ce qu’ils voulaient, allant même jusqu’à trafiquer leurs prises de vues. Pour la photo d’Iwo Jima par exemple, les Marines ont dû planter leur drapeau une seconde fois, et la célèbre image de Len Chetwun montrant les troupes britanniques durant la campagne du Désert est une mise en scène complète, montée derrière les lignes.

Des marines épuisés, des civils terrifiés
Par contraste, les images de la guerre du Viêt-nam ont contribué à modifier l’opinion publique américaine face à la guerre. Les photos de Don McCullin, Larry Burrows ou Kyoichi Sawada montrant des Marines épuisés, des prisonniers maltraités, des civils terrifiés, la force brutale d’une technologie de pointe déployée contre des paysans sur une terre verte et généreuse, ont participé à la montée d’une désillusion collective devant une guerre bien trop coûteuse et meurtrière. Parmi les ima­ges qui ont hanté cette guerre, un GI à bout de forces, les yeux hagards après un bombardement, l’exécution d’un prisonnier, et l’enfant qui hurle, brûlé au napalm.

Cependant, l’effet produit par les images élève-t-il nécessairement le photojournalisme au rang d’art et le journaliste au rang de martyr ? Dès la création de l’agence coopérative Ma­gnum – et nombreux sont les journalistes qui, aujourd’hui, aimeraient pouvoir se lancer dans une telle entreprise –, Henri Cartier-Bresson et Robert Capa ont été en désaccord quant au propos du photojournalisme. Henri Cartier-Bresson qui, comme Brassaï, avait baigné dans le Surréalisme, pensait que le photographe devait être invisible et attendre le “moment décisif” où une juxtaposition de formes révélerait une situation, voire même une société. En revanche, Robert Capa était convaincu du devoir d’intrusion de la photographie, d’appropriation du sujet. “Si ta photo n’est pas bonne, c’est que tu n’es pas assez près”, se plaisait-il à répéter.

Robert Capa, bien qu’en marge, est inscrit dans Requiem sur la liste de ceux tombés au champ d’honneur. En marge, car il est mort en 1954, pendant la guerre d’Indochine qui, même si elle peut être perçue comme annonciatrice, n’a pas grand chose à voir avec l’imagerie photographique de la guerre du Viêt-nam. Dans Requiem, le nombre de photographes morts dans l’exercice de leur profession s’élève à 135, car le livre couvre une période qui s’étend de la guerre d’Indochine à la guerre du Cambodge, mais aussi parce que les auteurs ont pris en compte les photographes tués dans le camp ennemi.

Bien que politiquement correct, cela n’explique pas la spécificité du photojournalisme au Viêt-nam, comparé à celui pratiqué lors des dizaines d’autres guerres qui ont entaché le XXe siècle. Ainsi, le conflit bosniaque, à son paro­xysme, a vu plus de photographes occidentaux tués en six mois que pendant toute la durée de la guerre du Viêt-nam. “Pour­quoi cette escalade ?”, ai-je demandé à Don McCullin. “Armalite aiguë”, a-t-il répondu froidement.

Des cibles particulières
Les photographes de guerre n’étaient plus ces observateurs privilégiés partageant la protection et les dangers des troupes. Ils étaient devenus des cibles particulières, encore plus vulnérables car peu protégés par le parapet d’où leurs têtes dépassaient nécessairement. Le Cambodge, où le fils d’Errol Flynn et une douzaine d’autres photographes occidentaux ont été sommairement exécutés par les Khmers Rouges, a mis fin à la “romance”. Don McCullin a cessé ses activités de photographe de guerre après avoir été gravement blessé en Amérique latine lors d’une attaque délibérément menée contre lui. La Bosnie s’est transformée en une liste impitoyable de jeunes photographes qui, désireux de devenir de nouveaux Capa, ont été abattus alors qu’ils étaient postés aux fenêtres de Sarajevo.
À sa manière, le Viêt-nam a lui aussi marqué la fin d’une époque pour le photojournalisme. Il n’y avait plus de marché pour l’image fixe, et encore moins pour les photographes qui travaillaient exclusivement en noir et blanc. Dans une certaine mesure, que Requiem ne prend pas en compte, le meilleur du photojournalisme est lié à une époque où les magazines étaient conçus pour consacrer plusieurs pages au travail d’un seul photographe. Ni Robert Capa ou Larry Burrows, ni même Eve Arnold n’auraient existé sans le magazine Life, pas plus que Don McCullin sans le Sunday Times ou The Observer, car c’est la presse qui leur a permis d’exprimer leur “vision” d’un incident, d’une situation, en temps de guerre comme en temps de paix.

Aujourd’hui, les magazines d’ima­ges ont disparu ou sont devenus des vecteurs de modes de vie, et parfois de portraits de personnalités. Don McCullin se consacre à présent au paysage et photographie les scènes de violence qui servent aux campagnes de recrutement de la police. Henri Cartier-Bresson a troqué son appareil-photo contre un pinceau, même s’il ne se déplace jamais sans son cher Leica, au cas où... Eve Arnold et les autres photographes de renom font des livres ; c’est tout ce qui leur reste pour exprimer leur “vision” individuelle.

L’art s’approprie l’image fixe
La télévision ne dépassera jamais l’image fixe, c’est du moins ce que les photo-éditeurs se plaisent à penser. La guerre du Viêt-nam semble leur donner raison. Et il est vrai que l’image qui a le plus marqué les lecteurs pendant la guerre du Golfe est celle d’un chauffeur irakien brûlé à mort pendant un raid aérien alors qu’il fuyait les troupes alliées. Cette image a précipité la fin de la guerre, anticipant les ordres des généraux et la décision du président George Bush. Mais le fait est qu’aujourd’hui, c’est la télévision qui incite les masses à se mobiliser contre la faim ou la guerre.

Désormais, sans parler des images en noir et blanc qui ont fait la photographie de guerre, les images fixes n’appartiennent plus au photojournalisme mais à l’art, qui se les approprie précisément pour leur effet et leurs connotations. Elles sont plus des icônes que des visions individuelles, davantage au service de la publicité que des magazines. Le travail du photojournaliste et sa reconnaissance l’obligent à s’approcher toujours plus près du sujet, sauf que de nos jours, le sujet est une princesse et son amant, et non plus la guerre ou les quartiers pauvres de Glasgow.

REQUIEM, jusqu’au 19 avril, Musée de l’Élysée, avenue de l’Élysée 18, Lausanne, tél. 41 21 617 48 21, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi 10h-21h. Horst Faas et Tim Page, Requiem, 36 ill. couleur, 210 ill. n/b, 336 p., 498 F., éd. Jonathan Cape (dif. Interart). ISBN 0-224-05058-3.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°56 du 13 mars 1998, avec le titre suivant : Lausanne : Requiem pour le photojournalisme ?

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