Le démon de la neutralité

Quand l’historien s’empare de l’art actuel

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 10 avril 1998 - 461 mots

L’art contemporain peut-il vraiment faire l’objet d’une histoire en bonne et due forme ? C’est la conviction de Paul Ardenne, qui ne s’est laissé dissuader ni par les difficultés théoriques de l’entreprise, ni par les vastes étendues de son objet d’étude.

Les récents ouvrages polémiques sur l’art contemporain avaient choisi de faire l’économie des œuvres dont ils prétendaient discuter la pertinence. Quelques listes de noms sans valeur exemplaire suffisaient à indiquer ce dont il était question, plaçant les auteurs dans l’étrange situation d’un directeur de musée qui n’aurait rien de plus pressé que d’en fermer les portes au public. Au contraire, ni polémique ni militant, l’ouvrage de Paul Ardenne multiplie pour étayer chacun de ses arguments les références aux artistes d’aujourd’hui, dont les noms sont indexés tout au long de sept pages serrées. Cette insistance sur les noms propres est révélatrice tout à la fois des difficultés que la réalité et la diversité de l’art opposent à l’historien, et d’une méthode empirique dont on cerne mal les contours et la finalité.

Question de temps
Le présent se dérobe à l’histoire : on pourrait appuyer le truisme en ajoutant que c’est aussi sa vocation. Agrégé d’histoire, l’auteur ne l’ignore naturellement pas et, s’il témoigne d’un certain tempérament en décidant de passer outre, on peut regretter qu’il ne s’explique pas sur cette impérieuse nécessité d’écrire l’histoire avant même qu’elle n’ait eu lieu. Il faudra se contenter d’un paradoxe : “L’art actuel, en somme, écrit-il ainsi, n’a plus de temporalité propre. Du moins, son caractère contemporain réside justement dans l’impossibilité, devenue son destin, d’un temps qui lui soit propre”. Nécessairement empressée, l’histoire au jour le jour, sans doute, est l’ultime tentative pour récupérer ce déficit de temporalité, pour procéder sans se l’avouer à un travail du deuil et pour, accessoirement, fixer ce qui est dépourvu des moyens de résister à un jugement qui, quoi qu’on en dise, finira par être prononcé tôt ou tard.

Avec une grande cohérence, Paul Ardenne prend d’ailleurs soin d’exalter les vertus de la neutralité. Si, comme se le propose aussi la sociologie, l’histoire consiste à homogénéiser le présent, il ne peut être évidemment question de faire la moindre place à la critique. Loin de favoriser une mise en perspective des contradictions de l’art, l’auteur se livre au contraire à une promotion implicite de l’éclectisme, entendu comme facteur essentiel d’une économie égalitaire : d’un quartier à l’autre du village planétaire, tout se vaut. Non seulement les critères ont disparu, mais on peut et on doit s’assurer qu’ils ne resurgiront pas à l’improviste. Cet ouvrage aurait pu être deux ou trois fois plus épais sans mieux marquer son territoire, mais il témoigne tel quel d’une étrange volonté d’appropriation.

Paul Ardenne, Art, l’âge contemporain, éditions du Regard, 432 p., 195 F. ISBN 2-84105-012-2.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°58 du 10 avril 1998, avec le titre suivant : Le démon de la neutralité

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