Un photographe à malice

Man Ray, le dilettante apparent

Le Journal des Arts

Le 24 avril 1998 - 1087 mots

Man Ray n’est pas un inconnu, il est même l’un des artistes les plus fêtés du siècle. Le Centre Pompidou lui a déjà consacré par le passé deux expositions. Mais l’étude de 3 500 négatifs, entrés en 1994 dans les collections nationales par dation et par donation, offre une lecture nouvelle de son œuvre photographique.

Jusqu’alors, selon l’ordre hiérarchisé des arts, Man Ray (1890-1976) était considéré comme un artiste-peintre s’adonnant accessoirement aux joies de la photographie, dans laquelle son inventivité connaîtrait un certain succès. La photographie étant devenue une valeur en soi – et particulièrement concernant Man Ray, l’un des photographes les plus cotés actuellement –, il convient de s’intéresser à ces images pour elles-mêmes, comme une activité à part entière et sans référence systématique ou obligée à la peinture – démonstration légitime et avérée dans ce cas précis.

Lorsque Man Ray, peintre américain, arrive à Paris en 1921, à l’instigation de Marcel Duchamp, il est précédé d’une réputation de dadaïste, c’est-à-dire de poète perturbateur, et surtout, il est, dans ce milieu littéraire et anti-techniciste, le seul à savoir faire de la photographie... Un tel atout deviendrait vite un handicap pour qui ne saurait se soustraire à des demandes pressantes ; par besoin alimentaire, Man Ray tente le compromis en étant un photographe qui ne fait pas comme les autres. Un professionnel, authentique portraitiste, qui possède bientôt un studio très fréquenté mais ne tire pas le portrait à la manière des studios des boulevards. Sa clientèle est celle des artistes de Montparnasse, des dadaïstes et des surréalistes principalement, toutes tendances confondues, sans trop se mêler des querelles internes : Joyce, Eluard, Picasso, Tzara, Breton, Gertrude Stein, la marquise Casati. De là, sans doute, une certaine marginalisation de Man Ray, non pas en tant que photographe, mais en tant qu’artiste exempté de l’esprit de chapelle. Contraint de conjuguer d’une part l’amour du travail bien fait (la photographie) en y introduisant une forte dose de fantaisie et une inventivité désinvolte (la peinture, les objets), d’autre part en tentant de s’y faire admettre avec le plein statut d’artiste.

Par le passé, on se satisfaisait de qualifier Man Ray de “portraitiste génial”. Aujourd’hui, on interroge plus précisément la nature du portrait, sa fonction et sa destination. Ces portraits d’artistes ou de gens du monde répondent à une demande formulée à travers les intéressés eux-mêmes, par les magazines “people” de l’époque qui font leur miel des “gens dont on parle”, mais en montrant leur effigie en grand format, ce qui est nouveau. La presse illustrée de photographies est le véritable moteur, il faut le répéter, de la plupart des nouveautés photographiques de l’entre-deux-guerres ; ceci doit permettre de réviser des positions trop étroites quant à l’intégration réelle de la photographie à “l’art”. Man Ray publie ses portraits – et d’autres images – dans Vogue, Vanity Fair ou Vu, mais il introduit, dans un domaine qui reste l’apanage des professionnels les plus traditionnels, le talent du dilettante apparent, celui qui accepte les hasards du métier et se laisse séduire par les ratages. Pour Man Ray, la photographie n’est pas soumise au carcan d’un artisanat réglementé, elle est une technique ouverte à la facétie, au contre-pied, à la contrefaçon, et même à la contrepèterie, comme le montreront Le Violon d’Ingres ou La Prière. Ou plus exactement, une maille à l’endroit, une maille à l’envers – à l’inverse de ce qu’il faudrait faire pour la conformité.

Une attitude sans tabous
Man Ray introduit sans aucun doute dans la photographie une attitude sans tabous, prenant ce qui vient et en tirant le meilleur profit. Les rayographies de 1922 – impressions directes de formes d’objets posés sur le papier sensible sous l’agrandisseur – s’apparentent d’abord à un jeu malicieux dont l’auteur voit immédiatement l’impact en termes d’image, mystérieuse (négative), difficilement interprétable. Rupture avec les pratiques du grand art, exaltation du travail d’amateur hors du professionnalisme, dé-figuration de l’image, objet trouvé dadaïste : les rayographies sont aussi des jeux de mots et de choses que complète la poésie de Tzara dans Les Champs délicieux (1922). Man Ray cultivera ce goût pour la nouveauté en étant l’apôtre du dérangement au sein du groupe surréaliste, auquel il appartient sans se soumettre réellement aux oukases esthétiques : la particularité du photographe, encore, mais son indépendance aussi, par rapport au maniement des mots ou des pinceaux. Dérangement que Man Ray étendra bientôt à cette autre pratique d’amateur qu’il cultive en artiste, le cinéma (Le Retour à la raison, 1923 ; Emak Bakia, 1926).

Tantôt collaborateur mettant en forme les idées des autres (Portrait pour l’obligation de la roulette de Monte-Carlo de Marcel Duchamp, ou Élevage de poussière), tantôt perturbateur dada ou agent publicitaire (l’album Électricité de 1931, pour la Compagnie parisienne d’électricité, composé de rayographies), Man Ray considère son métier comme essentiellement adaptable, avec toutes les possibilités d’interférence littéraire que cela suppose : participation à Littérature, à Minotaure, à La Révolution surréaliste, etc.

Recadrages, manipulations
Les surimpressions des années vingt – deux images superposées au tirage ou à la prise de vue : le portrait de Tzara –, les solarisations des années trente – effets de négatif sur les zones de haute densité – ne sont pas que des “expériences” de laboratoire, du reste souvent reprises par d’autres, elles représentent une acculturation de la pratique d’amateur, et de ses aléas, dans le monde professionnel qui alimente à ce moment les médias et les arts. L’exposition du Grand palais s’attache à montrer la réalité d’un travail photographique, par la prise de vues, le recadrage du tirage, le choix entre plusieurs négatifs, la manipulation ultérieure d’un inter-négatif, toutes choses que l’on renvoyait volontiers auparavant à la cuisine du laboratoire, alors que tout requiert des intentions et concourt à l’élaboration d’une œuvre porteuse de quelque énigme. Le métier du photographe, contourné comme il l’est par Man Ray, est alors un des plus inventifs et des plus libres qui soient. Signe d’un âge d’or des images qui sombrera avec la guerre.

À voir

MAN RAY, LA PHOTOGRAPHIE À L’ENVERS, 29 avril-29 juin, Galeries nationales du Grand Palais, av. du Général-Eisenhower, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi 10h-22h, réservation obligatoire sauf mardi, tous les matins 10h-13h, tél. 01 49 87 54 54. Exposition organisée par le Centre Pompidou avec le soutien de Calvin Klein.
Man Ray, Monsieur Machine à Coudre, film de Jean-Paul Fargier, jusqu’au 20 juillet, Grand Palais, tlj, sauf mar. et les 25, 26 juin, à 10h45.
Cycle cinématographique “Man Ray directeur du mauvais movies�?, les 12, 13 et 14 juin, Vidéothèque de Paris, tlj à 19h et 21h.

À lire

Man Ray, la photographie à l’envers, coéd. Centre Pompidou-Le Seuil, collection “L’œuvre photographique�?, 264 p., 320 ill. n&b, 390 F. jusqu’au 29 juin, 450 F. ensuite.
Collection de photographies du Musée national d’art moderne, éditions du Centre Georges Pompidou, 516 p., 450 F. ISBN 2-85850-899-2.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°59 du 24 avril 1998, avec le titre suivant : Un photographe à malice

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