Eugène Delacroix, le sacre du printemps

À travers sept expositions, un nouveau regard sur son génie et son inspiration.

Le Journal des Arts

Le 24 avril 1998 - 1965 mots

Le grand nombre d’expositions consacrées à Eugène Delacroix, pour célébrer le bicentenaire de sa naissance, semble confirmer l’adage bien connu selon lequel “on ne prête qu’aux riches”?. L’artiste reste en effet l’un des mieux connus du public. De nombreuses facettes de son talent ont cependant été occultées par les compositions tonitruantes des dix premières années, de La Mort de Sardanapale à La Liberté guidant le peuple sur les barricades, en passant par les Scènes des massacres de Scio. Les manifestations de ce printemps portent un regard renouvelé et enrichi sur son génie, son inspiration littéraire et religieuse, sa pratique graphique ou encore son talent de paysagiste.

À la mort d’Eugène Delacroix, en 1863, il n’y avait pas moins de 6 000 dessins dans son atelier, tous dispersés en vente publique l’année suivante, selon son vœu. À propos de cette vacation, Théophile Silvestre notait : “Ce qui a vraiment étonné tout le monde à cette vente publique des aquarelles, des dessins et des griffonnements de Delacroix, c’est l’inépuisable abondance du maître, la variété de ses motifs et l’acharnement qu’il mettait à rendre sous toutes ses formes les sujets dont il avait été frappé.” Ce riche fonds était le fruit d’une pratique quotidienne, au cours de laquelle s’esquissaient progressivement les futures compositions de l’artiste. Ainsi, dans trois dessins préparatoires à une illustration de Goetz de Birlichingen (1843), d’après Goethe, réunis à la Bibliothèque nationale de France (BnF), apparaît le cheminement créatif de Delacroix et la lente maturation de l’idée. À chaque feuille, la mise en place de l’image s’affine grâce à de nouveaux accessoires : tout un monde prend forme autour d’Un moine serrant la main d’un homme en armure. De même, six études, présentées à Rouen, restituent la genèse de la Médée furieuse du Musée de Lille, et les tâtonnements du peintre dans la recherche de l’attitude adéquate. Delacroix y emploie, avec une égale aisance, toutes les techniques : de la plume au lavis, de la mine de plomb à la sanguine. Il a également pratiqué avec bonheur l’aquarelle, sous l’influence de Bonington. Au cours de ses fréquents séjours à Dieppe, il s’est plu à observer la mer et à en saisir les infinies variations, révélant une sensibilité digne de son modèle anglais et annonciatrice des recherches futures. Au Grand Palais, une série de marines réalisées à Dieppe, en 1854, en apporte l’éclatante démonstration.

L’influence de Géricault
Le travail de graveur de Delacroix reflète les mêmes préoccupations, les mêmes thématiques que sa peinture. Ainsi, la fascination pour les chevaux, intermédiaires poétiques entre la nature et l’homme, constante dans ses tableaux, trouve-t-elle à s’exprimer dans le Cheval sauvage, une de ses plus belles estampes, présentées à la fois à la BnF et au Musée des beaux-arts de Rouen. Il est tentant d’y voir un autoportrait déguisé, dans lequel éclatent à la fois une nature instinctive et tourmentée, et l’aspiration à une expression libérée des béquilles de la pensée et des procédés académiques. Cette iconographie, comme le souligne l’exposition de Rouen, trouve évidemment sa source dans l’œuvre de Géricault, même si le cadet ne se privait pas d’émettre un jugement critique sur les chevaux de son aîné. De l’auteur du Radeau de la Méduse, il a également retenu certains thèmes littéraires, surtout empruntés à Byron. Mais c’est sous le signe de Dante et de sa Divine Comédie que Delacroix avait placé ses débuts, en présentant Dante et Virgile aux enfers au Salon de 1822. Avec quatre autres écrivains – Byron, Goethe, Shakespeare et Walter Scott –, le poète toscan restera une de ses principales sources d’inspiration tout au long de sa carrière, de La justice de Trajan (1840) à Ugolin et ses fils (1856-1860). Peintre insatiable, toujours à la recherche de nouveaux sujets, il ne cesse de puiser, jusqu’à ses dernières années, dans la littérature. Ce faisant, il s’inscrit dans la tradition académique qui place la peinture d’histoire au sommet de la hiérarchie des genres. Mais, par le choix de ses sources, il impose une rupture salutaire avec le néoclassicisme et sa peinture exemplaire, pétrie de morale antique.

Une méditation sur la mort
En reprenant sur le tard des sujets déjà traités dans le passé, Delacroix prend le risque d’une inutile répétition, ce que ne manqueront pas de lui reprocher les commentateurs du Salon de 1859, à propos de Hamlet et Horatio au cimetière, thème maintes fois abordé. D’une facture plus libre, cette méditation sur la mort prend pourtant une acuité accrue, à un moment où sa vie touche à sa fin. De plus, Delacroix s’est emparé, dans ses dernières années, de nouveaux thèmes propres à satisfaire sa soif de drame et de violence. Citons, en guise d’exemple, Amadis de Gaule délivre la demoiselle de Galpan, tiré d’un célèbre roman de chevalerie dont Cervantès avait livré une féroce caricature avec la figure de Don Quichotte. Cette œuvre un peu convenue flattait certainement le goût de ses contemporains pour le Moyen Âge, à l’instar de Rébecca enlevée par le Templier pendant le sac du château de Frondebœuf (1858), d’après Ivanhoé de Walter Scott. Quentin Durward, du même auteur, lui avait déjà inspiré en 1831 L’assassinat de l’évêque de Liège, exposé à Rouen. Lecteur assidu, Delacroix prenait soin de noter dans son Journal les passages de l’ouvrage en cours susceptibles de fournir l’argument d’un tableau, et comparait le potentiel dramatique de chaque auteur : “J’établis que, en général, ce ne sont pas les plus grands poètes qui se prêtent le plus à la peinture ; ceux qui y prêtent le plus sont ceux qui donnent une plus grande place aux descriptions. […] Pourquoi l’Arioste […] incite-t-il moins que Shakespeare et Lord Byron, par exemple, à représenter en peinture ses sujets ? Je crois que c’est, d’une part, parce que les deux Anglais, bien qu’avec quelques traits principaux qui sont frappants pour l’imagination, sont souvent ampoulés et boursouflés”, note-t-il le 17 septembre 1846. L’enlèvement de Rébecca ne lui vaut pourtant pas les louanges attendues, mais, comme Hamlet, déclenche les foudres de la critique : “Ici, l’ébauche tourne à la débauche ; les personnages ont perdu leurs membres dans la bagarre ; ils les rattrapent et les rajustent au hasard. Rébecca flotte dans les bras de son ravisseur comme une robe accrochée aux branches d’un arbre difforme”, écrivait non sans mauvaise foi Paul de Saint-Victor, cité dans le catalogue “Delacroix, les dernières années”. C’est un des enjeux de l’exposition du Grand Palais de reconsidérer certains jugements négatifs sur cette période de l’œuvre.

Le génie romantique
Non content de s’enflammer pour la littérature, il a fait de la vie de certains écrivains le sujet même de ses tableaux. Dans les figures du Tasse, de Milton ou d’Ovide, il est difficile de ne pas voir un reflet de Delacroix, tant elles sont conformes au mythe romantique du peintre. Ainsi du Tasse, l’auteur de la Jérusalem délivrée, jeté en prison par le duc de Ferrare, en qui s’incarne le génie à la fois incompris et en proie à la folie. Plongé dans une sombre méditation, il fait écho par son attitude au Michel-Ange dans son atelier du Musée Fabre, à Montpellier. La comparaison avec le tableau d’Ingres, Léonard de Vinci expirant dans les bras de François Ier, montre deux conceptions opposées de l’art et de la place de l’artiste dans la société : d’un côté, le génie incompris dont le rôle – ou plutôt la mission – est de peindre les tourments de l’âme ; de l’autre, l’ami des princes couvert d’honneurs. Certes, Delacroix a souvent été combattu, voire conspué par les tenants de la tradition, mais, fort de ses puissants protecteurs, il n’avait rien d’un peintre maudit. Autre figure de paria, Ovide, poursuivi par le courroux d’Auguste, avait été envoyé en exil sur les rives de la mer Noire. Ovide chez les Scythes (1859) rappelle cet épisode douloureux, compris comme une métaphore de l’incompréhension dont est nécessairement victime l’homme de génie. Affleurent dans cette œuvre d’incontestables affinités avec les méditations élégiaques de Poussin sur la place de l’homme dans la nature. Cette thématique, chère au poète latin, lui inspirera également la série des Quatre saisons, commandée par un certain Hartmann. Venues du Museu de arte de São Paulo, ces toiles inachevées posent Delacroix en héritier des grands peintres de l’âge baroque, comme Pierre de Cortone.
D’une manière générale, le paysage prend une importance nouvelle après le séjour marocain, mais il est souvent plus proche de l’Île-de-France que de l’Orient, ainsi que le montre la Chasse au lion (1855) conservée à Stockholm.

Le triomphe de la religion
Les œuvres religieuses de Delacroix, à l’exception de la chapelle des Saints-Anges de l’église Saint-Sulpice, à Paris, n’ont pas la renommée de ses scènes de chasse ou de ses tableaux d’histoire. Il est vrai que son premier essai dans ce domaine n’avait guère été concluant. La Vierge des moissons (1819) de l’église d’Orcemont, marquée par le modèle raphaélesque, ne se départit pas d’une regrettable mièvrerie – suavité, disent les indulgents. En revanche, Le Triomphe de la Religion (1821) amorce une transition vers une représentation de l’humanité souffrante caractéristique de son art. Les formes puissantes de ce tableau de jeunesse expriment cette sensibilité au Baroque que l’on retrouve dans les Saisons Hartmann, et proposent un contrepoint salutaire aux ravages de l’Ingrisme. L’âge venant, la religion fera un retour en force dans l’œuvre de Delacroix, avec de pathétiques interprétations du drame de la Passion. Les thèmes de la souffrance, de la violence, à l’œuvre dans La Mort de Sardanapale, trouvent un champ d’expression renouvelé dans les images du Christ en croix qui, comme le Sardanapale, trahissent l’influence de Rubens. La grande peinture vénitienne du Titien, de Tintoret, constitue l’autre grande source d’inspiration de ses œuvres religieuses. Ce n’est qu’un juste retour des choses pour un artiste dont la carrière avait débuté par une copie de la Mise au tombeau de Titien, au Louvre. Sous l’ascendant de ces maîtres du coloris, Delacroix livre, avec ces scènes de la Passion, les images les plus bouleversantes de l’art religieux au XIXe siècle, voué au règne des sulpiciens. Un autre motif iconographique, Le Christ sur le lac de Génésareth, fait l’objet de six versions autographes, pendant ces années ultimes. Sur les raisons de cet intérêt répété, “le partage entre les pures motivations commerciales, les gestes d’amitié et les recherches picturales semble souvent impossible à établir clairement, ces diverses explications de la gestation d’une œuvre étant fréquemment concomitantes”, écrit Vincent Pomarède dans le catalogue du Grand Palais. Reste la leçon de sérénité face à l’adversité et à l’hostilité de la nature.

À VOIR

DELACROIX, LA NAISSANCE D’UN NOUVEAU ROMANTISME, jusqu’au 15 juillet, Musée des beaux-arts de Rouen, square Verdrel, 76000 Rouen, tél. 02 35 71 28 40, tlj sauf mardi et jf 10h-18h. Catalogue RMN, 190 F.
DELACROIX, LES DERNIÈRES ANNÉES (1850-1863), jusqu’au 20 juillet, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, tél. 01 44 13 17 17, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi 10h-22h. Catalogue RMN, 408 p., 300 ill. dont 150 coul., 290 F.
DELACROIX, LE TRAIT ROMANTIQUE, jusqu’au 12 juillet, BnF-Richelieu, 58 rue de Richelieu, 75002 Paris, tél. 01 47 03 81 10, tlj sauf lundi 10h-19h. Catalogue sous la direction de Barthélémy Jobert, BnF, 160 p., 214 ill., 160 F.
DELACROIX ET FRÉDÉRIC VILLOT : LE ROMAN D’UNE AMITIÉ, jusqu’au 20 juillet, Musée Delacroix, 6 place de Furstemberg, 75006 Paris, tél. 01 44 41 86 50, tlj sauf mardi 9h30-18h.
EUGÈNE DELACROIX DANS LES COLLECTIONS DU MUSÉE CONDÉ, jusqu’au 20 juillet, Musée Condé, Chantilly, tél. 03 44 62 62 62, tlj sauf mardi 10h-18h.
DELACROIX EN TOURAINE, 15 mai-31 juillet, Musée des beaux-arts de Tours, 18 place François-Sicard, 37000 Tours, tél. 02 47 05 68 73, tlj sauf mardi 9h-12h45 et 14h-18h.
FRÉDÉRIC CHOPIN ET GEORGE SAND À NOUVEAU RÉUNIS AU LOUVRE. La reconstitution éphémère d’un portrait par Eugène Delacroix, jusqu’au 1er juin, Musée du Louvre, Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°59 du 24 avril 1998, avec le titre suivant : Eugène Delacroix, le sacre du printemps

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