Nomination

Alanna Heiss, directrice du centre d’art P.S.1, à New York

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 9 décembre 2008 - 1523 mots

Pendant plus de trente ans, Alanna Heiss a animé avec passion le centre d’art new-yorkais P.S.1, modèle pour de nombreux lieux alternatifs. Portrait d’un esprit frappeur.

Évoquer Alanna Heiss revient à retracer l’histoire de P.S.1, ce centre d’art mythique qu’elle a fondé en 1976 à Long Island City (New York) et qu’elle quittera à contrecœur à la fin du mois de décembre. « P.S.1 est un lieu assez inégal, dingue, indiscipliné comme Alanna, observe le collectionneur new-yorkais Michael Hort. Alanna est une femme formidable, qui a tout tenu à bout de bras, et à qui revient tout le mérite. » Au point que le landerneau artistique new-yorkais s’interroge sur l’avenir de ce laboratoire qui a épousé les intuitions et impulsions éthyliques de sa créatrice. « On ne sait pas où ça va aller, déplore Robert Storr, l’ancien conservateur du Museum of Modern Art (MoMA), à New York. Beaucoup de gens talentueux sont passés par là, mais ne sont pas restés. » Outre le fait qu’elle a pratiqué une politique salariale peu généreuse, sa directrice développe une pensée en zigzags. Bien qu’elle ait souvent fait confiance aux jeunes curateurs, Alanna Heiss reste une tornade avec laquelle il n’est pas facile de faire équipe sur le long terme.

Du minimalisme au jeu
La créatrice de P.S.1 est de la génération des pasionarias qui ont façonné l’art contemporain à New York voilà une trentaine d’années, à l’instar de Marcia Tucker, l’éternelle rivale du New Museum, ou de Martha Wilson, fondatrice du centre d’art Franklin-Furnace. Comme ses pairs, elle est marquée par le pluralisme des seventies. « Je suis un enfant de Seth Siegelaub, du minimalisme, mais aussi du jeu », confie-t-elle. Sa colonne vertébrale artistique est, du coup, difficile à délimiter. « Elle est dans l’action, mais pas d’une façon frivole, indique Robert Storr. Elle a un nez, elle sent le Zeitgeist [l’esprit du temps], elle reconnaît les choses qui ne sont pas attendues avec beaucoup de fluidité. »
A priori, rien ne destinait cette fille d’enseignants fermiers du Midwest à laisser une telle empreinte sur le milieu de l’art contemporain new-yorkais. Après un passage express par l’université de Chicago, elle rejoint la Grande Pomme à la fin des années 1960, où elle se lie à des artistes comme Richard Bellamy ou Red Grooms. Lorsque la guerre du Vietnam éclate, elle migre à Londres. Elle grenouille dans des petits boulots parfois étranges, comme criminologue ou vendeuse de voitures d’occasion ! De retour à New York en 1971, elle crée une association, « The Institute for Art and Urban Resources », avec l’idée de transformer les bâtiments abandonnés de la ville en résidences d’artistes et espaces d’expositions. Elle s’attellera notamment à la réhabilitation en espaces alternatifs de la Clocktower Gallery et de l’ancienne école P.S.1. Son ambition ? Inventer une nouvelle façon de faire et de montrer l’art. Dès son ouverture avec « Rooms » en 1976, P.S.1 fera place aux installations spécifiques, avec l’intervention de Richard Serra ou Lawrence Weiner. Même la peinture devient in situ, avec l’exposition « Vertical Painting Show » (1997), où certaines œuvres étaient tendues sur les murs lépreux des deux cages d’escalier du bâtiment. Autre marque de fabrique, l’idée du foisonnement au gré d’expositions en constellation. Ce goût de la multiplicité jusqu’au chaos aura inspiré le Palais de Tokyo  (Paris) à ses débuts. P.S.1 n’en apparaît pas moins comme un lieu de sédimentation, où les fantômes des expositions passées errent parfois dans les événements actuels. Ce sentiment ineffable de permanence est d’autant plus étrange que ce lieu n’a jamais eu de velléité de collection. « Je voulais être loin de toute idée de collection, car cela signifiait préserver plutôt que créer, conserver plutôt que donner, soutient Alanna Heiss. J’ai voulu construire ma vie avec des gens qui étaient engagés dans la production, avec ce que cela suppose de succès et d’échec. L’esprit de P.S.1, c’est la générosité. » Pendant longtemps, l’esprit sera aussi à la surprise. En 1981, l’exposition « New York/New Wave », sous le commissariat de Diego Cortez, fera l’effet d’un tremblement de terre. Pour la première fois, l’art quitte la rue pour entrer au musée, permettant ainsi de découvrir un certain Jean-Michel Basquiat. « The Knot: Arte Povera at P.S.1 » (1985), ou les monographies de Dennis Oppenheim et Chen Zhen seront également à inscrire dans les annales. « Les artistes aiment P.S.1, ils s’y sentent comme à la maison, avec les inconvénients de la maison, s’amuse Alanna Heiss. On veut savoir où vous êtes, ce que vous faites ; il n’y a pas beaucoup d’argent, mais il y a un esprit de famille. » La suppression annoncée des résidences d’artistes amputera toutefois le lieu d’une partie de sa vitalité communautaire. Jusqu’à la rénovation entamée en 1994, le centre d’art connaîtra un passage à vide et une dégradation lente de l’espace. Vaille que vaille, la maîtresse des lieux tentera d’en raviver l’énergie et la flamme. « Alanna n’est pas domestiquée, elle est sauvage, déchaînée, précise la critique d’art Élisabeth Lebovici. À New York, la seule personne [du monde de l’art] que je voyais dans les endroits les plus underground, les concerts improbables, c’était elle. » Mais depuis quelque temps, celle-ci semble avoir décroché.

Concurrence rude
La fusion en l’an 2000 de P.S.1 avec le MoMA a signé une nouvelle ère. Entre les deux structures, c’est le choc des cultures, d’autant plus qu’Alanna Heiss, toujours sur le fil du rasoir, n’est guère réputée pour son fundraising [opération de collecte de fonds]. « Pour le MoMA, P.S.1 est à la fois un alibi et une distraction, affirme un proche. Alanna a fait cette union avec Glenn Lowry pour protéger son institution, mais elle s’est fait avoir. » Certes ce mariage de convenances a donné au centre d’art une meilleure respiration économique. Mais avec un budget annuel de 4 millions de dollars [3,1 millions d’euros], il reste le parent pauvre. Bien que le musée ait promis de lui prêter des œuvres, l’absence de contrôle climatique retarde les dépôts. Certaines forces vives ont quitté le navire pour des postes mieux rétribués, notamment au MoMA. Surtout, le rapprochement a rendu saillantes les faiblesses de la programmation. Hormis quelques fulgurances, comme « Wack ! », l’esprit frappeur a déserté un lieu autrefois funky et joyeux. L’improvisation tourne aujourd’hui à l’amateurisme, l’aspect baba cool a dégénéré en paresse. La concurrence est aussi devenue très rude, avec la réouverture du New Museum, plus largement doté en fonds, et l’émulation permanente des galeries de Chelsea. À se demander s’il est encore nécessaire de traverser le pont pour aller visiter P.S.1. « Les vernissages sont toujours bondés et le programme architectural d’été est très couru. Mais les centres d’art grandissent et déclinent, et P.S.1 n’est pas aujourd’hui au top de son importance. Souvent les expositions sont moins irrésistibles, et, comme l’an dernier avec Olafur Eliasson, elles apparaissent tel un simple complément au MoMA », constate la critique d’art Eleanor Heartney. Selon Philippe Vergne, directeur de la Dia Foundation, « PS1 était le lieu de la “radicalité” et celle-ci a disparu du monde de l’art, pas seulement de P.S.1. On calcule le nombre de personnes qui poussent les portes. La vertu d’Alanna, c’est qu’elle s’est accrochée au fait que des artistes connus mais aussi moins connus continuent à franchir ses portes. »

Alanna Radio
L’intéressée n’est d’ailleurs pas dupe de cette évolution. Ainsi, en 1985, elle confiait à Élisabeth Lebovici dans le catalogue de la Biennale de Paris : « N’a-t-on pas de plus en plus l’obligation d’être à l’antenne toutes les semaines, à la merci des sondages d’écoute ? » C’est bien à l’antenne qu’Alanna Heiss entend toutefois poursuivre sa carrière. Car Glenn Lowry lui a signifié au printemps que l’âge de la retraite était arrivé. Peinant d’abord à digérer ce départ forcé, Alanna Heiss rebondit en prenant dès janvier les rênes d’Art Radio, la radio sur Internet de P.S.1, créée en 2004. « J’en ai rêvé toute ma vie, affirme-t-elle. La radio est pour moi une chose magique et mystérieuse. Dans ma vie parallèle, j’ai toujours été proche de la musique. Je suis une noctambule et, dans les années 1980, les night-clubs étaient là où les artistes et les musiciens se rencontraient. » À entendre certains, ce nouveau défi sent le réchauffé, puisque le ton avait déjà été donné par l’ancienne programmatrice de la radio, l’écrivain Linda Yablonsky, remerciée depuis. « Je veux que ce soit une chaîne brute, non policée, poursuit Alanna Heiss. Je veux tenir cette radio comme on tient un salon, avec des émissions qui seront pour certaines passionnantes, d’autres informatives, d’autres peut-être idiotes. » On le sent, cet esprit agité est viscéralement ancré dans le présent, l’immédiat. Le milieu new-yorkais s’inquiète, lui, du devenir de P.S.1, qui aura besoin de sang neuf pour se réinventer. Alanna Heiss promet de ne pas jouer les belles-mères : « Je ne veux pas être le fantôme de P.S.1. »

Alanna Heiss en dates

1943 Naissance à Louisville (Kentucky).
1976 Inauguration de P.S.1, à New York, avec l’exposition « Rooms ».
2000 Fusion avec le MoMA, New York.
2008 Départ à la retraite.
2009 Direction d’Art Radio.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°293 du 12 décembre 2008, avec le titre suivant : Alanna Heiss, directrice du centre d’art P.S.1, à New York

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