« Le scénographe travaille l’espace »

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 9 décembre 2008 - 1311 mots

En lice pour la conception de la muséographie du Louvre-Abou Dhabi, Nathalie Crinière estime que, d’ordinaire, architectes et scénographes ne partagent pas la même vision.

Son agence, créée il y a moins de dix ans, est en lice pour la conception de la muséographie, de la signalétique et du multimédia du Louvre-Abou Dhabi, au même titre que cinq autres prétendants : Antoine Stinco, Didier Blin, Adrien Gardère, Adeline Rispal (Repérages) et Projectiles (Reza Azard, Hervé Bouttet, Daniel Meszaros). Diplômée en architecture intérieure et design industriel, Nathalie Crinière est l’une des figures montantes de la scénographie d’exposition en France. À son actif, elle compte de très nombreuses scénographies d’expositions temporaires, parmi lesquelles « Africa Remix » (2005) et « Jean Cocteau sur le fil du siècle » (2003) au Centre Pompidou ; « Almodóvar  : Exhibition ! » à la Cinémathèque française (2006) ; « L’Enfer de la Bibliothèque. Éros au secret » à la Bibliothèque nationale de France (2007-2008) ou « Peter Doig » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (2008). Elle est aussi l’auteure de la scénographie d’« Albert Marquet », au Musée national de la marine à Paris (lire p. 10). Elle revient sur le rôle joué par le scénographe au sein du projet muséal.

Pourquoi vous être spécialisée dans la scénographie d’exposition ?
Par choix. Après mes études à l’École Boulle puis aux Arts déco (Paris), je suis partie à l’étranger. J’ai passé notamment un an à Barcelone à travailler dans l’agence d’un architecte d’intérieur, Pepe Cortes. À mon retour à Paris, je n’avais pas envie de travailler pour la commande privée. Je suis entrée en stage à Beaubourg, où j’ai travaillé sur une première exposition, « Pathé, premier empire du cinéma » (1994-1995). J’ai ensuite été recrutée à mi-temps car je souhaitais monter ma propre structure. Puis les choses se sont enchaînées. Le plus dur a été de gagner mon premier concours. C’était pour l’exposition « Le cerveau intime », qui a eu lieu en 2002 à la Villette.

Vous utilisez le vocable de « scénographe » plutôt que celui de « muséographe ». Pouvez-vous nous expliquer la différence entre ces deux termes ?
Nous sommes justement en train de monter une association, baptisée « Scénographes », pour déterminer notre appellation et rappeler quel est notre cœur de métier. Entre scénographes et muséographes, la dénomination pose en effet un problème. Les muséographes, que l’on pourrait aussi appeler les « muséologues », sont ceux qui écrivent les contenus, alors que les scénographes sont ceux qui travaillent l’espace. Mais ce n’est pas toujours clair dans les esprits. Sur certaines expositions, sans œuvres, il peut arriver qu’il n’y ait pas de commissaire et que l’on nous demande le contenu. Dans ce cas, nous nous associons à des muséographes, que j’appelle aussi des scénaristes, qui rédigent les contenus.

Quelle est votre définition de la scénographie ?
Il s’agit de la mise en espace d’un contenu qui doit devenir compréhensible pour le grand public. Nous travaillons avec des commissaires de tous bords et nous sommes capables de passer d’un sujet à l’autre. Quand le commissaire possède bien son sujet, il parvient à le faire passer et nous mettons alors ensuite son idée en espace. Il faut donc qu’il y ait une bonne adéquation entre commissaire et scénographe, ce qui est tout de suite perceptible dans le résultat final. C’est toujours le commissaire qui détient les clefs de l’exposition. Le maître mot c’est le contenu. Si celui-ci est mauvais, la plus belle scénographie du monde n’y changera rien. La scénographie se construit ensuite petit à petit. On s’immerge dans le sujet sans jamais se mettre en avant. Je ne suis jamais attachée à un premier plan et il nous arrive d’en réaliser 80 pour une exposition !

Travaillez-vous d’abord par rapport aux œuvres ou aux lieux ?
Par rapport aux deux. L’exposition doit toujours être adaptée au lieu dans lequel elle se tient. Entre l’Institut du monde arabe, la Bibliothèque nationale de France et le Centre Pompidou, les contraintes sont différentes. Pour moi, le lieu idéal est le Centre Pompidou, qui offre le plus beau plateau d’exposition  : un plateau vide dans lequel on fait ce que l’on veut. D’autres lieux sont plus difficiles, pour des raisons parfois très simples qui se résument au fait que l’entrée et la sortie s’effectuent par le même endroit, ce qui complique la gestion des flux. De nombreux facteurs peuvent générer des contraintes.

Qu’est-ce qui fait une bonne scénographie ?
L’adéquation contenu-contenant.

L’architecture des musées a profondément évolué au cours des vingt dernières années. Estimez-vous que les architectes ont accru leur attention à la qualité des espaces intérieurs ?
Certains, mais malheureusement, dans la plupart des cas, le geste prime encore. Les espaces d’exposition temporaires sont en général un peu sacrifiés.

Pensez-vous qu’il soit important de faire appel à différents professionnels lors de la construction ou de l’aménagement d’un musée, d’associer architectes et scénographes ?
Je le pense car nous ne partageons pas la même vision. L’architecte crée un grand geste, mais ne rencontre pas des contraintes identiques aux nôtres. Le scénographe doit partir de l’enveloppe mais aussi des œuvres, autour desquelles il doit bâtir son projet. Notre point de départ est une histoire qui nous est donnée alors que l’architecte, lui, crée sa propre histoire et a parfois du mal à intégrer celle des autres. Cela, alors que le musée est censé s’inscrire dans la durée.

Sur ce point, en tant que créatrice, comment vivez-vous le côté très éphémère de la scénographie ?
J’ai choisi ce métier pour son côté éphémère. Dès que l’exposition ouvre au public, elle ne nous appartient plus. Ensuite elle est démontée et, en général, rien n’est conservé car le stockage coûte trop cher et les œuvres requièrent très souvent du sur-mesure. C’est un métier léger mais très agréable. Tout est toujours nouveau à chaque fois.

Si l’architecture des musées a fortement évolué, est-ce le cas également de la scénographie ?
Oui, parce que la discipline n’existait pas vraiment auparavant… Il s’agit d’une pratique assez récente dans les musées. Mais il me semble encore trop tôt pour écrire une histoire de la scénographie.

Vous êtes en lice pour la scénographie du Louvre-Abou Dhabi, pour lequel ses concepteurs tiennent à faire appel à une équipe française. Pensez-vous qu’il existe une école française en la matière ?
Pour avoir travaillé récemment au Canada et aux États-Unis, je pense en effet que les étrangers sont beaucoup moins à la pointe sur le sujet. Peut-être tout simplement parce qu’ils investissent moins dans les expositions temporaires. En ce sens, la France est un pays assez porteur.

Certaines œuvres sont-elles plus difficiles que d’autres à scénographier ?
Chaque médium se travaille différemment. Pour ma part, j’aime beaucoup les manuscrits et les documents graphiques car ils appartiennent au registre de l’intime. Or ils sont très difficiles à exposer. De là est née une idée, que nous appelons la « vitrine feuilletée ». Celle-ci est constituée de différents étages de verre qui permettent de créer du volume autour des manuscrits.

À côté du concours du Louvre-Abou Dhabi, quels sont vos projets en cours ?
Nous préparons la vente des biens de l’appartement d’Yves Saint Laurent, qui aura lieu au Grand Palais, à Paris, en février 2009. Les contraintes de temps sont très fortes puisque nous disposerons de quatre jours seulement pour le montage de l’exposition. L’idée est d’évoquer l’appartement de la rue de Babylone [à Paris], en reprenant trois pièces emblématiques  : le grand salon, la salle à manger et le salon de musique. Nous y présenterons les œuvres avec l’accrochage conçu par Yves Saint Laurent. Nous tâchons de préserver l’esprit des lieux, sans pour autant avoir la prétention de recréer l’appartement, ce qui est impossible. Nous installerons également plusieurs cabinets thématiques, consacrés à la peinture impressionniste, aux dessins ou à l’orfèvrerie, et une grande salle de ventes dans le fond de la nef. L’organisation du chantier sera déterminante.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°293 du 12 décembre 2008, avec le titre suivant : « Le scénographe travaille l’espace »

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