Quand la photo s’affiche

Entre publicité et politique

Le Journal des Arts

Le 22 mai 1998 - 1030 mots

Les Rencontres internationales des arts graphiques de Chaumont, en Haute-Marne, fêtent cette année leur neuvième édition en célébrant les noces de la photographie et de l’affiche. Une histoire croisée, commencée dans les années vingt, qui oscille entre publicité et politique. Les expositions présentées à Chaumont témoigneront de la vigueur des recherches dans ce domaine.

“Le dessin a été largement supplanté par la photographie, dans la publicité et dans la communication visuelle en général.” Fort de ce postulat, Alain Weill, délégué général de la manifestation, a choisi pour thème aux IXes Rencontres internationales des arts graphiques de Chaumont “la photographie dans l’affiche”. L’histoire croisée de ces deux médias est déjà une histoire ancienne, dont le véritable point de départ se situe dans les années vingt. L’introduction de la photographie dans l’affiche coïncide avec le passage de la réclame à la publicité. Alors que la réclame mettait l’accent sur un texte élégamment présenté et soigneusement argumenté, destiné à convaincre le consommateur, la publicité compte sur l’image et sur son effet de réel pour emporter sa décision. Mais la reproduction de l’objet ne pouvait suffire à l’heure où la photo, symbole de modernité, envahissait les affiches. Les inventions des avant-gardes – montages, trucages, surimpressions, solarisations, angles de prise de vue audacieux… – sont alors récupérées par le commerce pour mettre en valeur les produits.

Récupération des avant-gardes
Le mouvement Dada, né de la Première Guerre mondiale, avait développé des techniques proprement anti-artistiques, et les avait mises au service de son combat contre la société bourgeoise. John Heartfield, l’un des inventeurs du photomontage, s’était rendu célèbre avec ses dénonciations virulentes et sarcastiques du nazisme, et avait apporté son talent au Parti communiste allemand, pour lequel il a réalisé des affiches. Les nouveaux procédés, créés à des fins subversives, allaient être paradoxalement récupérés par le système capitaliste. Certains protagonistes de l’avant-garde n’hésiteront pas à réaliser eux-mêmes des affiches publicitaires, Man Ray le premier, avec ses rayogrammes pour la Compagnie parisienne de distribution d’électricité, en 1931. Mais, dès cette époque, le rôle des agences commence à grandir au détriment de celui de l’artiste. Des photographes de talent, comme Edward Steichen, s’étaient pourtant spécialisés dans la photo publicitaire.

Soutenir la Révolution
L’importance de la publicité dans la diffusion de l’innovation photographique ne doit pas masquer le rôle de l’affiche politique. La Russie bolchevique a ainsi été le théâtre d’une ébullition créative au service de la Révolution. Le recours à la photo participe d’un retour du réalisme, jugé plus accessible dans la transmission du message révolutionnaire aux masses. El Lissitzky n’écrivait-il pas que “cette qualité documentaire authentique donne à la photo un pouvoir sur le spectateur que l’image graphique ne pourrait atteindre”. Lui-même réalise de nombreuses affiches, notamment pour l’Exposition russe de Zurich en 1929 : les portraits de deux jeunes pionniers sont en partie fondus l’un dans l’autre, pour exprimer le caractère irréductible de la fraternité communiste. On doit également à El Lissitzky le premier photogramme intégré à une œuvre graphique, pour l’encre Pelikan, en 1924. L’autre grand affichiste russe de l’époque est incontestablement Gustav Klucis, qui se définissait comme un “photomonteur”. Dans son esprit, “le photomontage [était] né de la culture industrielle : montage de machines, montage de turbines”, et il en fera un outil privilégié de l’apologie de l’industrialisation lancée par le pouvoir. Ainsi, dans l’affiche pour l’électrification totale du pays, en 1920, à la photo de Lénine marchant, il mêle plans de couleurs et typographie mécaniste. Il réalise aussi les affiches du premier plan quinquennal. Naturellement, les affiches de cinéma ont également fait un large usage de la photographie : Rodtchenko en Russie pour le cinéaste Dziga Vertov, ou Jan Tschichold en Allemagne.

Des images-chocs
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’affiche photographique est appelée à soutenir l’effort de guerre, avec force images de soldats au front, de bombardements et de ruines. Le choc produit par une image de destruction vaut tous les discours sur la nécessité de lutter jusqu’à la mort contre la barbarie ennemie. Cet impact sera également mis à profit par les opposants à la guerre du Viêt-nam, dans les années soixante. “Et les bébés ?”, interroge une affiche montrant des cadavres le long d’un chemin vietnamien. La photo retrouve là le pouvoir d’agitation dont les dadaïstes avaient eu l’intuition.

L’après-guerre est marqué par la généralisation de la couleur, son caractère expressif étant particulièrement adapté à la finalité de l’affiche : attirer le regard. Le besoin toujours plus grand de photographies incite les créateurs à puiser largement dans les fonds d’archives, constitués notamment par les agences – une pratique fréquente dès les années vingt. L’usage qui en est fait est parfois contestable, quand le message humaniste d’un Gandhi est dévoyé au profit d’une marque d’ordinateurs, ces mêmes machines qui ont introduit de nouvelles possibilités dans le travail sur l’image.

Trois graphistes audacieux
L’expérimentation sur la photographie est au cœur du travail des trois graphistes exposés cette année à Chaumont. “Aujourd’hui, note Alain Weill, les graphistes disposent de moyens considérables avec la PAO [production assistée par ordinateur]. Mais Schraivogel continue à bricoler.” Celui-ci travaille directement sur les films, avec une caméra de reproduction : elle lui permet de photographier des surfaces planes ou des éléments tridimensionnels, à partir desquels il mène ses expérimentations. Il découpe ces films, les colle, les photocopie, les superpose à nouveau… La photo, recouverte de ces strates successives, acquiert alors une présence quasi fantomatique. De son côté, l’Allemand Holger Matthies, qui travaille essentiellement pour le théâtre, prend lui-même ses photographies, puis construit, par le montage et le collage, des images d’où émane un subtil parfum d’étrangeté. En revanche, le graphiste japonais Makoto Saïto délègue le travail de photographie et se livre ensuite à une mise en pièces et en couleurs des portraits photographiques qu’il a commandés. “Ces trois artistes, remarque Alain Weill, sont des exemples de gens qui ne croient pas à l’ordinateur et ont été capables de créer des choses incroyables. Pratiquement sans ordinateur pour Matthies et Schraivogel, même s’ils ne le refusent pas.” Pour Saïto, l’ordinateur est un outil, il ne peut se substituer au talent.

À VOIR

“La photographie dans l’affiche�?, IXe Rencontres internationales des arts graphiques de Chaumont, du 6 juin au 26 juillet, tlj sauf lundi 14h-18h.

À LIRE

Sous la direction de Michel Frizot, Nouvelle histoire de la photographie, Bordas/Adam Biro, 1994.
Richard Hollis, Le graphisme au XXe siècle, Thames and Hudson, 1997.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°61 du 22 mai 1998, avec le titre suivant : Quand la photo s’affiche

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