Ventes aux enchères

François Pinault s’offre Christie’s

Le propriétaire de Pinault-Le Printemps-La Redoute marie l’art et les affaires

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 22 mai 1998 - 726 mots

Après être devenu le 5 mai le premier actionnaire de Christie’s en rachetant 29,1 % de son capital, François Pinault a lancé le 18 mai une Offre publique d’achat (OPA) amicale sur le leader mondial des ventes aux enchères.

PARIS - François Pinault a deux amours, les affaires et l’art. L’ancien marchand de bois breton a su, en trente ans, bâtir un empire industriel pesant aujourd’hui quelque 25 milliards de francs. En parallèle, l’homme d’affaires, qui nourrit une véritable passion pour l’art contemporain, s’est constitué une collection d’œuvres comprenant notamment des tableaux de Mondrian, Pollock et Rauschenberg.
Le 5 mai, les milieux financiers et les acteurs du marché de l’art ont découvert un peu perplexes, dans un communiqué de presse laconique, que François Pinault venait de marier ses deux passions en achetant près du tiers du capital de Christie’s, ce qui fait de lui le premier actionnaire de la maison de vente britannique. Neuvième fortune de France, le responsable du groupe Pinault-Le Printemps-La Redoute a dû sortir du bas de laine de sa holding – baptisée bien à propos Artémis, du nom de la déesse grecque de la chasse – environ 1,5 milliard de francs pour acquérir 29,1 % du capital du numéro un mondial des ventes publiques, reprenant ainsi les parts du milliardaire britannique Joseph C. Lewis. Pour ce faire, François Pinault semble avoir profité des tensions apparues en début d’année au sein de l’actionnariat de Christie’s. La prise de participation de l’homme d’affaires français est intervenue quelques mois après l’échec des tentatives d’un consortium d’investisseurs pour prendre le contrôle de la maison de vente, à la tête duquel figurait la banque d’affaires de l’Union Bank of Switzerland, SBC Warburg Dillon Reed. Le reste du capital de Christie’s est détenu par des fonds d’investissement anglo-saxons, composés de So Partners (9 %), Mercury Assets Management (6 %) et Shroeder (6 %), mais aussi par les anciens propriétaires, la famille Floyd.

Qu’est-ce qui fait courir François Pinault ? “Cette acquisition s’inscrit dans la stratégie d’investissement à long terme d’Artémis”, précise le communiqué émanant de son état-major. Christie’s rejoint donc, au sein des participations d’Artémis, le vignoble bordelais Château-Latour, la Sefimeg, l’une des plus grosses sociétés foncières, et... une station de ski. Pourquoi Christie’s ? Le marché des enchères est en pleine expansion depuis deux ans ( 20 % en 1997), et cela n’a pas échappé à l’homme d’affaires. Il n’a sans doute pas été insensible non plus à la lecture des résultats de la maison de vente, annonçant pour 1997 une hausse de 20 % des profits avant impôts et un chiffre d’affaires de 2,6 milliards de francs. Les fabuleux résultats enregistrés lors des dispersions des collections Loeb en mai (570 millions de francs) et Ganz en novembre (1,2 milliard de francs) ont également dû peser dans sa décision.

L’OPA lancée lundi 18 mai montre que François Pinault n’avait pas l’intention de s’en tenir là. L’industriel veut accroître sa participation, pour détenir une minorité de blocage et œuvrer en faveur d’une relocalisation du marché de l’art européen au profit de Paris (lire ci-dessous les commentaires de l’International Herald Tribune). Les Britanniques, déjà échaudés par le rachat de Rolls Royce et du Royal Automobile Club par des investisseurs étrangers, verront-ils d’un bon œil l’arrivée d’un Français à la tête de cette vénérable société, fondée en 1776 ? La reprise du marché de l’art sera-t-elle durable ? Autant d’interrogations à propos d’un pari financier non dénué de risques. François Pinault, qui devient aux côtés d’Alfred Taubmann, l’homme d’affaires américain actionnaire de Sotheby’s, une des grandes figures du marché de l’art, préfère sans doute pour le moment savourer son entrée dans ce club très fermé.

Christie’s en chiffres

• Fondée en 1776, cotée en bourse depuis 1973
• 1 800 salariés répartis dans 116 bureaux dans 42 pays
• Montant total des enchères en 1997 : 12 milliards de francs
• Chiffre d’affaires 1997 : 2,6 milliards de francs
• Résultats nets avant impôts en 1997 : 406 millions de francs
• Répartition du chiffre d’affaires par départements en 1997 (en %) :
Impressionnistes et tableaux modernes : 32 %
Peinture contemporaine : 7 %
Peinture XIXe siècle : 4 %
Tableaux et dessins anciens : 6 %
Autres tableaux et gravures : 8 %
Bijoux : 12 %
Mobilier : 7 %
Art d’Extrême-Orient : 6 %
Autres : 18 %

Pinault accueilli à bras ouverts

Claude Blaizot, président du Syndicat national des antiquaires

Je compte sur ce nouvel allié pour se joindre à nous, afin de lutter contre les entraves juridiques et fiscales qui risquent d’entraver le bon fonctionnement du marché de l’art en Europe. Joël-Marie Millon, président de la Compagnie des commissaires-priseurs de Paris.

François Pinault pourrait constituer un allié dans notre combat pour faire de Paris une place compétitive et attrayante fiscalement. Cet investissement souligne plus encore l’urgence de la réforme. Si un investisseur voulait aujourd’hui prendre des parts dans Drouot S.A., il ne le pourrait pas car les études n’ont pas le droit de se constituer en sociétés commerciales. Jacques Tajan, commissaire-priseur

Tout ceci est à la fois réjouissant et navrant. Réjouissant parce que l’on se dit qu’il y a encore des grands hommes d’affaires qui s’intéressent au marché de l’art et qui le prouvent en investissant des sommes considérables. Attristant, car je réclame depuis vingt-cinq ou trente ans la réforme de la profession, de façon à ce que nous puissions créer des sociétés de capitaux et nous appuyer sur de grands capitaines d’industrie, à même de venir épauler l’expansion de nos affaires. Pendant ce temps, la réforme continue de traîner en longueur et les maisons anglaises, elles, prospèrent. François Pinault a investi 1,5 milliard de francs dans une maison anglaise, à défaut d’avoir pu le faire dans une maison française, ce que la législation lui interdit. Il faut que la réforme se fasse complètement, que ce soit une réforme statutaire, réglementaire et fiscale. Laure de Beauvau Craon, directeur-général de Sotheby’s Europe et présidente de Sotheby’s France

C’est une très bonne nouvelle. François Pinault est un grand homme d’affaires, doublé d’un grand collectionneur. Le marché de l’art a besoin d’hommes de sa trempe. Le fait qu’une des deux grandes maisons de vente passe sous contrôle français est significatif du rôle que la France va jouer dans le marché mondial de l’art. Souren Melikian (International Herald Tribune, 9-10 mai)

Paris est-il sur le point de retrouver son rôle de capitale européenne du marché de l’art ? L’achat par Pinault de 29,1 % des actions de Christie’s et la forte présence française à l’International Fine Art Fair de New York laissent penser que cela pourrait intervenir à relativement court terme. (...) L’ouverture du marché français devrait se révéler plus aisée, du point de vue français, si le contrôle de Christie’s passait dans des mains françaises. Dans une telle perspective, le pouvoir de décision serait relocalisé à Paris. Cela modifierait complètement le monde des ventes aux enchères. Le potentiel de Paris est énorme. Les ventes publiques requièrent un marché de l’art vigoureux. Paris en est pourvu.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°61 du 22 mai 1998, avec le titre suivant : François Pinault s’offre Christie’s

Tous les articles dans Marché

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque