L’expertise ébranlée

Une décision étend à l’extrême la responsabilité de l’expert

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 5 juin 1998 - 1035 mots

La décision du Tribunal de Grande Instance de Paris (TGI) rendu contre l’expert qui avait imprudemment authentifié une œuvre d’Andrea Solario étend à l’extrême la responsabilité des experts. Le jugement peut sembler d’autant plus sévère que le commissaire-priseur sort indemne du litige. Lointaine conséquence de la suppression en 1985 de la solidarité des experts et des commissaires-priseurs, la décision du TGI, fondée sur une conception stricte du rôle de l’expert, pourrait paradoxalement porter préjudice au crédit de l’expertise française.

PARIS - Depuis quelques années, les juges français ont durci leur position vis-à-vis des professionnels du marché, particulièrement des experts. On a ainsi pu relever une exigence accrue sur la précision des descriptifs, dans le fil des règles posées par le décret du 3 mars 1981, et une mise en cause plus fréquente de la responsabilité financière des intermédiaires ou prestataires, en particulier commissaires-priseurs et experts. Le jugement du TGI de Paris s’inscrit dans cette évolution, mais il la porte à son extrême.

Ce n’est pas la première fois que des juges français, saisis de la demande d’annulation d’une vente d’œuvre d’art pour défaut d’authenticité, accompagnent leur décision d’annulation visant le vendeur de condamnations à l’encontre de l’expert et du commissaire-priseur. Mais le dispositif de ces jugements en cantonnait généralement les effets en se bornant à ordonner la restitution des honoraires perçus, quelquefois complétée de dommages et intérêts. En outre, les juges, en prononçant plus fréquemment la responsabilité solidaire de l’expert et du commissaire-priseur, permettaient d’élargir la surface responsable.

Dans ce contexte, la sanction dont vient d’écoper Éric Turquin pour avoir authentifié par erreur un Solario vendu à Drouot en 1994, au marchand suisse Bruno Meissner, prend les allures d’un scénario catastrophe. Les juges ont en effet relevé en termes relativement modérés la faute de l’expert qui, “au moment où il a établi la fiche en vue de la vente, n’était pas en possession d’éléments suffisamment crédibles lui permettant de certifier le caractère original de l’œuvre et avait tout au contraire de bonnes raisons de se montrer prudent, étant donné les renseignements qui lui avaient été fournis...”. Cette constatation était cependant complétée d’une appréciation plus sèche sur “l’absence de toute référence bibliographique sur le catalogue [...] significative de l’insuffisance de sa documentation et du caractère hasardeux de son appréciation...” – le tribunal fait référence au catalogue raisonné de David Alan Brown qui ne répertoriait pas l’œuvre. Bref, si le principe de la faute était retenu, les circonstances ne semblaient pas être plus graves que celles relatées dans de nombreuses autres affaires. Les juges étaient dans leur rôle, après avoir constaté la faute, en estimant qu’elle “avait concouru à la réalisation du dommage résultant de l’annulation de la vente”. Ils se montraient par contre très rigoureux en déduisant que l’expert était “en conséquence tenu in solidum avec le vendeur du montant de la restitution du prix, et avec le commissaire-priseur du montant de la restitution des frais”. Le vendeur domicilié en Suisse ne s’étant pas fait représenter à la procédure, cet attendu aboutissait à transférer l’intégralité du dommage sur l’expert. En prononçant l’exécution provisoire du jugement sans attendre une décision d’appel, le TGI alourdissait encore le dispositif.

Pratiquement, le vendeur semblant insolvable ou hors d’atteinte, l’expert devra donc rembourser à Bruno Meissner le tableau pour sa valeur nette de frais, soit 4 500 000 francs, et au commissaire-priseur les frais, soit 405 000 francs, qui devront être restitués à l’acheteur. Une addition de 4 905 000 francs – plus les intérêts légaux depuis septembre 1996 – que Éric Turquin rapprochera évidemment des 3 % d’honoraires (environ 150 000 francs) qu’il a dû toucher en juin 1994.

Carence des textes
Cette décision pose la question de la solidarité. Les juges ont retenu la responsabilité solidaire de l’expert et du commissaire-priseur ; ce faisant, ils ont pallié l’absence de texte depuis la disparition en 1985 de la disposition établissant la responsabilité solidaire du commissaire-priseur et de l’expert sur les mentions portées au catalogue. Dans ce sens, le jugement appelle l’attention sur une carence des textes, que le projet de réforme des ventes publiques se propose d’ailleurs de combler (l’article 31 prévoit que l’expert sera solidairement responsable avec l’organisateur de la vente).

Mais les juges ont développé le dispositif. De la qualité incontestable du tableau, ils ont fait un argument à décharge pour le commissaire-priseur : connaisseur non spécialiste, il pouvait être abusé. “L’excellente qualité apparente [de l’œuvre...] ne justifiait d’aucune précaution particulière de sa part”. À partir de cette considération, les juges ont écarté la responsabilité du premier, laissant l’expert seul responsable des conséquences de l’erreur sanctionnée par l’annulation de la vente.

Les juges ont pris leurs responsabilités. Mais en dissociant la responsabilité du commissaire-priseur et de l’expert, ils ont mis à la charge de ce dernier une responsabilité économique qui semble disproportionnée avec son rôle, sa rémunération et la possibilité de se faire couvrir par les compagnies d’assurances. De fait, l’erreur de l’expert le rend comptable de l’insolvabilité du vendeur et de la rémunération du commissaire-priseur. Si le commissaire-priseur ne semble pas fautif, est-il pour autant nécessaire de faire de l’expert son “assurance tous risques” ? Dans les textes, l’encaissement et le paiement du prix sont de la responsabilité exclusive du commissaire-priseur.

Dès lors, il serait logique que celui-ci reste engagé pour le remboursement du tableau, en cas de carence du vendeur. Si l’œuvre avait été vendue en France par Christie’s ou Sotheby’s, c’est ainsi que l’affaire se serait soldée. Si l’on souhaite faire de la France un marché de référence, tout en maintenant l’indépendance des experts, la solution ne serait-elle pas de valider la responsabilité de l’expert vis-à-vis des organisateurs de ventes publiques, mais en la limitant aux conséquences prévisibles et assurables, en la circonstance les frais du commissaire-priseur ? Car si l’expert devient comptable du risque économique, c’est-à-dire du paiement du prix, n’est-il pas légitime qu’il encaisse le bénéfice correspondant ? Dans cette affaire, l’expert a encaissé environ 150 000 francs, et le commissaire-priseur près de un million. Lequel des deux doit couvrir le remboursement de l’œuvre ? Il est surprenant que l’expert doive régler simultanément les ho­no­raires du commissaire-priseur et les garanties dues à l’acheteur. Quel­le compagnie d’assurances peut accepter de couvrir un tel risque ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°62 du 5 juin 1998, avec le titre suivant : L’expertise ébranlée

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