À l’image de l’écriture

Quand les peintres gravent la littérature

Le Journal des Arts

Le 5 juin 1998 - 881 mots

Marier la littérature et l’estampe en faisant appel aux peintres du temps, cette pratique traditionnelle, prisée des bibliophiles, allait connaître une nouvelle jeunesse à partir de la fin du XIXe siècle. Dans cette histoire, discrète par nature, les tenants de l’art moderne, cubistes en tête, ont joué un rôle majeur, souvent en collaboration avec leurs amis écrivains.

L’idée d’illustrer des textes littéraires par des estampes dessinées par des peintres est une pratique presque aussi ancienne que l’imprimerie, qui avait pris le relais de l’enluminure. De Holbein à Delacroix en passant par Poussin, de grands maîtres ont alimenté en gravures de nombreux ouvrages. Mais le phénomène a pris un tour nouveau à la fin du XIXe siècle, donnant naissance à ce qu’il est convenu d’appeler le “livre de peintre”. L’illustration s’émancipe alors de la description trop littérale à laquelle elle était cantonnée, et de la mise en pages traditionnelle. L’art moderne trouve dans le livre un lieu nouveau d’expérimentation, encouragé par les écrivains eux-mêmes, au premier rang desquels apparaît Stéphane Mallarmé. Avec son ami Édouard Manet, il conçoit deux projets importants, la mise en images du Corbeau d’Edgar Allan Poe, traduit par le poète français (1875), et celle de L’Après-midi d’un faune (1876). Attentif à l’atmosphère pleine de sensualité, Manet extrait l’essence du poème plutôt que le détail pittoresque, retrouvant l’économie de l’écriture mallarméenne. Quelques décennies plus tard, Matisse, à son tour, offrira à ce poème un équivalent plastique, touchant à l’épure.

Une affaire d’amitié
L’amitié a joué un rôle moteur dans l’histoire du “livre de peintre”, œuvre commune de l’artiste et de l’écrivain dans laquelle le texte fait écho à l’image et inversement. De la complicité entre Max Jacob et Picasso, Miró et Tristan Tzara, naîtront quelques-uns des projets les plus aboutis. Ceux-ci sont largement relayés , en ce début du XXe siècle, par des marchands comme Ambroise Vollard, qui conjugue ainsi son goût de la littérature et de la peinture. Longtemps à perte, d’ailleurs. Henry Kahnweiler, autre promoteur du Cubisme, inaugure dès 1909 une longue série d’éditions avec L’enchanteur pourrissant de Guillaume Apollinaire, illustré par André Derain. À l’instar de ce dernier, les peintres illustrateurs se sont plus volontiers associés aux poètes qu’aux prosateurs, rappelant par là les indéniables affinités entre langage poétique et pictural. Mais alors que chaque lecteur se représente des images différentes, la proposition du peintre-graveur risque de borner le pouvoir de suggestion des mots, par nature illimité. L’intérêt de ces ouvrages tient en fait à l’empathie entre l’écrivain et son illustrateur, telle qu’elle s’exprime par exemple dans Parallèlement : les sensuelles lithographies de Pierre Bonnard (1900), occupant souvent la même page que le texte, offrent une traduction visuelle séduisante aux enivrantes fragrances poétiques de Paul Verlaine. De la même manière, par des natures mortes d’instruments de musique, Georges Braque s’efforce d’imaginer l’univers musical d’Erik Satie dans l’illustration de la comédie lyrique Le Piège de la Méduse (1921). Il est tentant à cet égard d’évoquer les fameuses correspondances entre sons et couleurs, musique et littérature, au cœur de la poétique symboliste, de Baudelaire à Rimbaud : “A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles”, écrivait l’auteur des Illuminations. La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913) de Blaise Cendrars, illustré par Sonia Delaunay, marque l’apogée de ces correspondances. Afin de souligner l’osmose entre le rythme de l’image et celui du texte, l’ouvrage se présente comme un dépliant de deux mètres de long, divisé en deux colonnes, l’une pour la frise au pochoir, l’autre pour le poème, lui-même entrecoupé de plages colorées. Dans ce livre d’artiste avant la lettre, les répétitions de mots transcrivent la monotonie du voyage en train, tandis que l’image restitue la variété des paysages et des impressions.

Un désir de narration
L’art moderne s’est défini en rupture avec le sujet littéraire, source traditionnelle de la grande peinture. Chez certains artistes demeure pourtant un désir de narration jamais totalement éteint que l’illustration est à même de satisfaire. Les gravures qu’exécute Matta en 1981 pour l’Ubu Roi d’Alfred Jarry, conçues comme de véritables bandes dessinées, donnent une forme explicite à cette aspiration. D’autres avant lui l’avaient exprimée : Derain avait offert au Pantagruel de Rabelais (1943) une galerie de portraits gravés, dont le primitivisme était renforcé par l’emploi de la xylographie. Quelques années plus tôt, Picasso s’était mesuré aux Métamorphoses d’Ovide (1931). Lui qui a imposé en peinture la métamorphose de la figure humaine a trouvé dans les vers du poète latin un texte à sa mesure. D’un trait, il dessine des corps puissants, s’entremêlant en d’élégantes arabesques. Ces deux derniers ouvrages avaient été réalisés à la demande d’Albert Skira, qui a suscité à plusieurs reprises la rencontre d’auteurs anciens et de peintres modernes – Lautréamont et Dalí, Ronsard et Matisse… –, redonnant aux textes une nouvelle jeunesse. Si l’appropriation des Chants de Maldoror par le surréaliste catalan semble naturelle, les illustrations de Chagall pour Daphnis et Chloé de Longus – pour l’éditeur Tériade, en 1961 – paraît incongrue, tant l’univers de la pastorale antique est éloigné des visions magiques de Chagall. En revanche, au contact d’auteurs anciens, certains peintres trouvent le prolongement de thématiques qui leur sont chères, comme celle du peintre et de son modèle, pour Picasso, qui met en image Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac (1931).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°62 du 5 juin 1998, avec le titre suivant : À l’image de l’écriture

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