Chronique

L’art comme on le parle

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 19 juin 1998 - 683 mots

Il arrive, moins rarement qu’on ne le pense, que loin de se cantonner à l’hermétisme dont on les crédite comme par instinct, les œuvres contemporaines ne réclament pas le moindre commentaire et, au contraire, se veulent aussi évidentes que possible. Avec empressement.

Évidentes : immédiates, transparentes et parfois impénitentes bavardes, comme celle qui, dans l’exposition “Supports/Surfaces”, avant même le guichet d’entrée de la Galerie du Jeu de Paume, apostrophe le visiteur. Sur un tas de cailloux bruts arrangé avec une feinte négligence, se maintient, en un équilibre qui a l’air tout récent, une plaque d’égout de type standard. Œuvre de Bernard Pagès, datée de 1969, montrée pour la première fois à Coaraze en juillet de la même année, désormais inscrite dans les commémorations d’un Mai trentenaire, La Plaque d’égout dit tout. Historique, elle fait valoir ses droits de parentèle avec, admettons, La Liberté guidant le peuple. Moderniste, elle clame cependant que tout est possible, que l’art dont elle émane est affranchi des antiques entraves et que son autonomie est souveraine. Avant-gardiste, elle réaffirme avec autant d’éloquence que de grandiloquence la complexité de la relation de son support à sa surface. Révolutionnaire, elle décline avec vigueur les différents liens qui unissent revendications politiques et manifestes esthétiques. Sociale et progressiste, elle déclame sur l’air de la solidarité son appartenance à un temps et à une société dont elle partage les tourments comme les espoirs.

Historique, moderniste et, ce n’est pas la même chose, avant-gardiste, révolutionnaire, sociale-progressiste, La Plaque d’égout est aussi un rien démagogique – du grec dêmagôgos. La flatterie dont le peuple fait l’objet de la part du tyran ne serait rien sans la capacité de ce dernier à parler avant d’y avoir été invité, sans cette formidable anticipation sur un échange que précisément elle interdit, en démontrant au passage sa vanité. Elle ne serait rien sans la – redondante mais nécessaire – limpide clarté de son discours. Le visiteur peut écouter l’œuvre qui alternativement susurre des promesses et  réclame sa part : il doit surtout se taire. Si elle dit tout, si abondamment et si clairement, alors il n’y a plus rien à ajouter. Les problèmes ne viennent que plus tard, quand le jeu usuel de l’art reprend ses droits, quand il faut malgré tout décrire et commenter, quand il faut à tout prix trouver à y redire. Par la radicalité de l’auto-conversion du visuel en discursif à laquelle elle se livre, cette œuvre-ci rend l’exercice périlleux.

D’autant plus que Bernard Pagès, renonçant à l’autorité légitime qu’il aurait pu exercer sur son propre travail, avait seulement expliqué en 1976 qu’il était “hors de question qu’[il] apporte des pièces faites en atelier pour les transplanter dans la rue”. C’est pourtant bien assez pour forger une issue : le commentaire va naturellement procéder des éléments fournis par l’artiste et non pas de l’envahissant bavardage de La Plaque elle-même. “Cette intervention, lit-on alors dans la notice du catalogue, est donc initialement liée au lieu ; cependant, il ne s’agit pas à proprement parler de Land Art”. La mise au point est d’importance, moins parce qu’elle est historiquement pertinente que parce qu’elle oppose, avec courage mais sans arrogance, une fiction certifiée conforme à la démagogie du fragment d’égout. Le vin est tiré, il faut le boire : “Pagès ne cherche pas à souligner une particularité du site, la pièce possédant sa propre autonomie”. Même sans soif : “Sa réflexion porte sur la sculpture même”. Sans reprendre souffle : “Il refuse toute pratique traditionnelle, non seulement dans le choix des matériaux les plus triviaux, les plus pauvres, ne nécessitant aucun geste artistique”. Jusqu’à la lie : “Mais aussi dans l’installation de la pièce, qui est posée à même le sol, libérée du socle”. Une telle détermination dans l’exaltation des poncifs, dont il faut rappeler à quel point elle était en toute rigueur nécessaire, ne peut que s’effondrer très loin de la logorrhée soixante-huitarde. “Avec La Plaque d’égout, Pagès tente de redéfinir la sculpture, loin d’une certaine esthétique et de toute référence au sacré”. Comme un mauvais coucheur, Dieu a certainement dû se retourner plusieurs fois dans sa tombe.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°63 du 19 juin 1998, avec le titre suivant : L’art comme on le parle

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