Ron Arad, designer

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 12 novembre 2008 - 1509 mots

Exposé au Centre Pompidou, Ron Arad se plaît à brouiller les frontières. Portrait d’un architecte-designer qui se rêve artiste.

À 57 ans passés, attifé d’un baggy et d’un chapeau improbable, Ron Arad cultive toujours sa dégaine d’adolescent distrait et rebelle. « J’ai une sorte d’aversion pour la convention. J’ignore d’où ça vient. Je ne suis même pas un homme en colère. C’est que je suis paresseux », avait-il déclaré à Raymond Guidot et Olivier Boissière dans sa monographie publiée aux éditions Dis-Voir en 1997.

« Je sais qu’il me faut imprimer ma marque d’une manière ou d’une autre, mais sans l’idée du travail, de l’esclavage ou de la souffrance. » Savourant le jeu comme la provocation, le designer se prétend irresponsable. Ce que son associée Caroline Thorman dément fermement : « Il devient irresponsable quand il peut se le permettre, et responsable quand il le doit. C’est la personne la plus attentive, consciencieuse, précise que je connaisse. Mais il aime croire ou faire croire le contraire. » Ce que confirme Marie-Laure Jousset, commissaire de son exposition au Centre Pompidou, à Paris : « Il est dans le principe de réalité, il sait s’y colleter et rebondir avec les obstacles qu’il trouve sur son chemin. » S’il cherche à repousser les limites, Ron Arad sait aussi créer « des fauteuils en série comme d’autres sont des tueurs en série », rappelle la conservatrice du Museum of Modern Art, à New York, Paola Antonelli, dans le catalogue de l’exposition. « Il a la même dualité qu’Ettore Sottsass, il peut faire des produits industriels au kilomètre et, dans le même temps, il recherche une voie plus émotionnelle, plus nuancée, confie Deyan Sudjic, directeur du Design Museum à Londres. Ron a de vraies ambitions culturelles. Il souhaite dépasser le quotidien et ne veut pas que tout soit considéré comme acquis. » Depuis peu, le cynisme semble cependant l’emporter sur la subversion. « Il a une ligne de conduite intérieure pas toujours facile à discerner, observe le marchand François Laffanour (Galerie Downtown, Paris). Mais si on a des doutes sur sa personnalité, quand on voit son atelier, on est rassuré. Il ne se pose pas en chef d’entreprise. »

Beauté cachée
Ron Arad naît à Tel-Aviv en Israël dans une famille d’artistes, entre un père photographe et une mère peintre. « Ma seule plainte, c’est d’avoir eu une famille progressiste, cosmopolite et compréhensive, ironise-t-il. Il n’y avait rien à leur reprocher, pas matière à les défier. » Pas de quoi développer un complexe de Portnoy ! Après des études trop académiques à son goût à Jérusalem, il migre en 1973 vers une Angleterre dominée par l’esprit punk des Sex Pistols. Il suit les cours de Peter Cook à l’Architectural Association. Mais le frondeur rechigne à se plier aux contraintes de l’architecture. « Quand vous être peintre ou sculpteur, vous ne travaillez pas pour quelqu’un. Dans l’architecture, vous êtes obligé d’acquérir beaucoup de mauvaises expériences et de mauvaises habitudes chez d’autres architectes, souligne-t-il. C’est proche de l’esclavage. On se bat pour satisfaire les autorités, les pompiers, les voisins ou la femme du client ! » Plutôt que de se laisser sangler par un cahier des charges, Ron Arad préfère alors créer des objets. En 1981, il marie le siège d’une Rover 200 à une structure tubulaire des années 1930. Percluse d’esprit grunge, sa chaîne stéréo encastrée dans du béton fera l’effet d’une bombe. « Les vingt premières années de sa vie, Ron a vécu dans un état de guerre permanente, analyse le critique d’art et collaborateur au Journal des Arts Gilles de Bure. Il arrive à Londres à la fin du mouvement punk, où il y avait une guerre comportementale. Puis, sous l’ère Thatcher, il a connu la guerre économique et sociale. Ses objets ressemblaient alors à des machines de guerre ou à des débris. » Y avait-il de la rage ou du nihilisme dans ces pièces ? « Je ne cherchais pas à me faire l’avocat de la destruction mais à montrer la beauté là où elle est cachée, explique le designer. On a tous une attirance pour un mur en ruine ou une peinture craquelée. J’aime la couleur de l’acier, de la rouille, du béton, et c’est la raison pour laquelle je ne peins pas les surfaces. » Ce qu’il savoure par-dessus tout, c’est le déséquilibre, l’inconfort ou la tension que provoquent par exemple les fauteuils At Your Own Risk ou Well Tempered Chair. Dans les années 1990, le côté rugueux cède la place aux rubans, ellipses et cerceaux d’acier de la bibliothèque Book Worm ou à l’ondoiement du siège London Papardelle.

Depuis cinq ans cependant, l’iconoclaste a basculé dans des produits lissés, rutilants et proprets. Des objets qui ne racontent plus grand-chose et semblent voués à nourrir un marché de plus en plus gourmand. Alors qu’il clame son aversion pour la routine et les filets de sécurité, le designer fait du style et ânonne des variantes du fauteuil Big Easy. « Quand je dis que je suis attiré par le nouveau, ça ne veut pas dire forcément de nouvelles formes, rétorque-t-il. Il n’y a rien de plus facile que faire de nouvelles formes ou une chaise confortable. » Et d’ajouter : « Je ne prends pas de risques pour le plaisir d’en prendre, mais quand c’est utile et intéressant. Quand vous regardez mes dessins d’architecture, vous ne verrez pas de solution préfabriquée. » Ces derniers dépassent toutefois rarement le cadre du projet. Il en va ainsi du pont qu’il avait imaginé pour les Jeux olympiques à Londres en 2012. « J’avais oublié que ce serait jugé par des gens dont le boulot est d’éviter les risques ou de ne pas dépenser trop d’argent », grogne-t-il. Si le design demeure la face immergée de l’iceberg, l’architecture n’en devient pas moins une activité en expansion au sein de sa société. Son équipe a du pain sur la planche, avec le « Design Museum » d’Holon (Israël) dont l’ouverture est prévue en mars prochain, la structure externe d’un centre commercial à Liège (Belgique), et la villa Ohayon à Marrakech (Maroc). « Aucun de nos projets n’a de route préalablement tracée, explique Geoff Crowther, architecte chez Ron Arad Associates. On pousse les limites technologiques, on travaille avec des géométries inhabituelles. Nous ne nous rendons pas compte à l’avance des problèmes que nous nous créons ! »

Il n’est pas étonnant que Ron Arad ait choisi « No discipline » comme intitulé de son exposition au Centre Pompidou. Pas de discipline ou d’ordre, mais aussi pas de restriction de champ, à la manière de l’Autrichien Frederick Kiesler qui, lui aussi, aimait bousculer les hiérarchies. Sauf qu’à trop les mixer, Ron Arad est devenu l’un des emblèmes du « design art », un label marketing qui permet de vendre des objets hybrides au prix de l’art contemporain. Le marchand Ernest Mourmans (Maastricht, Knokke-le-Zoute), qui produit ses pièces dites « d’atelier », dément cette filiation. « Le problème, c’est qu’aujourd’hui tout le monde fait des pièces d’atelier qui n’apportent rien de spécial mais qui sont en édition limitée, grimace-t-il. Mais l’idée de Ron n’est pas de faire en édition limitée ce qu’il pourrait produire industriellement. » Certes, cette approche lui autorise des expérimentations qui se révèlent par la suite utiles dans le champ industriel, comme ce fut le cas avec l’étagère murale Book Worm. Néanmoins, l’exercice a donné au designer l’illusion d’être un artiste. Ce dont il est permis de douter devant ses pièces rutilantes, tels les présentoirs de publicité sur le lieu de vente (PLV) vus sur la foire Design Miami à Bâle en juin dernier…

Faire par curiosité
Alors qu’il a fait son beurre grâce au design, Ron Arad refuse désormais d’exposer dans les foires d’arts décoratifs. Sans être naïf, il manque curieusement de lucidité sur ce chapitre. « J’ai plus d’affinités avec [les artistes] Tom Friedman et Tom Sachs qu’avec ce qui bourgeonne aujourd’hui sous le label de “design art” », affirme-t-il. Mais se sent-il vraiment en osmose avec les photographies vulgaires de David LaChapelle accrochées en vis-à-vis de ses « sculptures » sur le stand de la galerie Jablonka (Berlin) lors de la foire londonienne Frieze en 2007 ? N’a-t-il finalement pas succombé aux sirènes mercantiles ? « Je ne suis pas mécontent de voir mes œuvres en ventes publiques de temps à autre, mais la plupart de mes pièces sont faites par curiosité, pour voir quelle gueule ça aura, sans me demander si les gens vont les acheter, précise-t-il. Bien sûr, c’est rassurant si ça se vend bien. C’est mieux d’avoir du succès que de se battre pour savoir comment on va financer la pièce suivante. » L’exposition au Centre Pompidou n’arrive-t-elle pas un peu tard, alors que les esprits même les plus amènes sont gagnés par la saturation ou la méfiance ? « J’aurais préféré qu’elle vienne plus tôt, admet Marie-Laure Jousset. Je l’avais en tête depuis cinq ans. Ce n’est pas une exposition que le Centre Pompidou fait pour rencontrer le marché de l’art. » Mais le marché, lui, saura bien en profiter…

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°291 du 14 novembre 2008, avec le titre suivant : Ron Arad, designer

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