Jordi Colomer

« Le spectateur idéal tomberait à l’intérieur de la fiction »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 28 octobre 2008 - 828 mots

Au Jeu de Paume, à Paris, en une dizaine d’œuvres assemblées en un parcours à la fois tonique et précis, Jordi Colomer revient sur nos façons d’habiter l’espace quotidien et sur la contamination du réel par la fiction… et inversement.

Peut-on aujourd’hui envisager une limite entre le quotidien et le spectaculaire ?
Je tente justement de travailler un territoire où cette limite serait effacée, en questionnant la réalité pour essayer de voir jusqu’où l’on peut aller, jusqu’où le réel reste-t-il « réel », si tant est qu’on puisse encore utiliser ce mot-là ? Une caméra, des acteurs et un décor sont-ils des choses que l’on peut encore nommer de la sorte ? L’architecture, les citoyens et les choses ne sont-ils pas devenus aussi des objets de spectacle ?

Votre travail utilise beaucoup la forme du spectaculaire et du théâtre. Sommes-nous, selon vous, parvenus à un point de confusion totale entre le spectacle et le réel ?
Il s’agit d’une vieille question qui revient régulièrement, depuis les Situationnistes notamment, mais qui se repose avec beaucoup de force aujourd’hui car on a dépassé le cadre de la théorie pour entrer dans celui de la vie de tous les jours. J’essaye quelque part de trouver comment ces éléments peuvent être mis en jeu dans l’espace d’exposition.

La fiction, omniprésente dans votre œuvre, ne permet-elle pas de lire de manière beaucoup plus concrète le réel ?
Mon but est de mettre en évidence une sorte de dispositif du spectaculaire qui serait comme son degré zéro, c’est-à-dire d’interroger tout simplement le fait d’être dans la position d’un spectateur, du dispositif théâtral, ou de celui du regard… Par exemple, la salle où est exposé le projet réalisé au Chili, En la Pampa (2007-2008), est une sorte de multiplexe de cinéma pourvue de cinq écrans, mais les éléments constitutifs en sont du carton, des chaises d’école et de cuisine. Ce qui prouve que cet aménagement appartient plutôt à l’espace et au dispositif communs, créant en cela une forme d’organisation qui a trait au pouvoir ; celui d’être conscient. Je dis parfois que le spectateur idéal est celui qui tomberait complètement à l’intérieur de la fiction. Celui qui croit au conte qui lui est raconté mais qui en même temps vit une sorte de tension par laquelle il sait qu’il est dans un dispositif spectaculaire, dont il serait conscient.

Le simulacre ou l’artifice sont-ils des outils qui peuvent aider à une autre lecture, à défaut d’une vraie lecture, et qui en tout cas requalifieraient les choses ?
Je ne travaille pas avec la troisième dimension ni aucune mimesis réaliste ou hyperréaliste. Au contraire, j’utilise les moyens très simples et classiques du théâtre, du décor, le carton-pâte, etc. Car il m’apparaît nécessaire de mettre en évidence les moyens qu’a le spectaculaire pour fictionnaliser la réalité. Travailler avec ces moyens précaires est une vraie décision, que j’ai commencé à appliquer plus consciemment à partir du moment où j’ai décidé de quitter le plateau où se reconstruisait la réalité, de sortir dans la rue, et de voir comment un petit élément de décor pouvait modifier complètement la perception de ce qu’on nomme le réel.

À propos de votre installation En la Pampa, vous posez la question suivante : « Peut-on habiter un endroit par la fiction ? » Elle est fondamentale…
Je crois, en effet, que c’est la question centrale. Peut-on dire qu’un acteur habite un décor, ou qu’un spectateur habite le lieu où cette fiction est présentée ? Où se situerait la limite entre l’idée d’habiter et celle de jouer ou d’être présent autrement ? Grâce au film, les acteurs vont habiter ces lieux éternellement. À partir de ce moment-là, est-ce qu’un citoyen devient un acteur ?

Il est beaucoup question de déambulation et d’errance dans vos œuvres. Pourquoi est-ce si important ?
Il me semble que la perception que l’on peut avoir du monde aujourd’hui serait celle d’une multivision où l’on vit dans plusieurs villes en même temps, à la fois virtuellement et réellement ; ceci est favorisé par le voyage. Dans un des chapitres de En la Pampa, le couple essaye de se souvenir d’une phrase qui dit que « l’errance en rase campagne est évidemment déprimante et [que] les interruptions du hasard sont plus pauvres que jamais ». C’est une citation littérale de Guy Debord que j’ai lue aux acteurs en leur demandant de s’en souvenir. C’est finalement paradoxal car je suis allé dans le désert pour tenter de voir s’il existait encore un lieu où la fiction serait encore plus nette, sans la surcharge d’éléments de la ville. Mais j’ai finalement vu que le désert est un lieu qui par la présence d’une caméra et de quelqu’un devient immédiatement une énorme scène de théâtre.

JORDI COLOMER, jusqu’au 4 janvier 2009, Jeu de Paume – Concorde, 1, place de la Concorde, 75008 Paris, tél. 01 47 03 12 50, www.jeudepaume.org, mardi 12h-21h, mercredi-vendredi 12h-19h, samedi-dimanche 10h-19h. Catalogue coéd. Le Point du Jour/Jeu de Paume, 288 p., 36 euros, ISBN 978-2912132-58-1.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°290 du 31 octobre 2008, avec le titre suivant : Jordi Colomer

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