Jean-Jacques et Michèle de Flers

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 15 octobre 2008 - 1400 mots

Les collectionneurs Jean-Jacques et Michèle de Flers tranchent avec le conformisme de leur milieu. Portrait d’aristocrates détonnants amateurs d’art contemporain.

Aux riches, « le monde social donne ce qu’il y a de plus rare, de la reconnaissance, de la considération, c’est-à-dire tout simplement de la raison d’être », observent avec justesse les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, dans leur Sociologie de la bourgeoisie (1). Bien qu’à cheval sur leur particule et leur rang, Jean-Jacques et Michèle de Flers ne cherchent pas leur seule « raison d’être » dans le ghetto doré de Neuilly. « Nous ne sommes pas des gens ordinaires ! », lance, amusé, ce couple de collectionneurs. Passé le porche de leur demeure, le visiteur pourra être surpris à la vue d’un champignon de Takashi Murakami dont l’œil vous suit comme celui de Caïn, ou d’une balançoire très sexuée de Fabrice Hyber non loin d’une lampe des frères Bouroullec et d’un tableau de Picabia. Avec beaucoup de malice, le duo dévoile la face cachée d’une pièce de César, revue et corrigée audacieusement par le sculpteur après sa rencontre avec sa dernière compagne, Stéphanie Busuttil… Changement d’univers dans la salle à manger, avec une pléiade de tableaux anciens, des céramiques d’Urbino et de l’orfèvrerie. Fuyant les arbitres des élégances et autres conseillers, le duo mélange sans complexes les extrêmes dans un grand refus du vide. « Ils savent bousculer l’esthétique bon chic bon genre, le grand goût français. Ils vivent au quotidien avec leurs œuvres, sans préjugés », assure la galeriste Nathalie Obadia (Paris). Grégoire Billault, spécialiste de Sotheby’s, renchérit : « Ils se sont intéressés à des domaines plus compliqués à lire, pas forcément de leur âge, ce qui les rend singuliers et attachants. » On l’aura compris, les Flers ne sont pas du genre à cultiver des roses trémières. Capables d’excentricités comme certains aristocrates anglais, ils ont été jusqu’à passer un brevet de trufficulture dans un lycée agricole !

Exclusivité requise
Ces originaux n’ont pas sauté dans le train de l’art contemporain par simple effet de mode. « Contrairement à certains, ils ne font pas joujou avec l’art, n’en ont pas besoin pour leur statut social. Ils sont vivants et sincères », souligne leur ami, le collectionneur François Trèves. Avec beaucoup de mordant, le couple sait décocher des flèches, notamment pour critiquer les défauts du Projet pour l’art contemporain (PAC), un comité créé en 2002 par le Centre Pompidou. « L’idée du PAC est brillante, mais la composition de ses membres n’est pas très heureuse, peste Jean-Jacques de Flers. Je pense qu’il ne devrait pas y avoir dans le groupe des professionnels de l’art. Certains aussi se croient nantis d’une puissance qu’ils n’ont pas et font du lobbying sur de mauvaises œuvres. » Dernière salve : « Je reproche enfin aux conservateurs du Musée national d’art moderne d’orienter les décisions vers les choses qu’ils aiment. » Connus pour leur curiosité et leur ironie, les collectionneurs le sont tout autant pour leur susceptibilité. Certains s’agacent de leurs sautes d’humeur, de leur virulence ou de leurs bouderies. Ainsi le couple exige-t-il souvent des galeries un traitement exclusif et notamment un premier regard sur les expositions. « Ils demandent beaucoup à leurs galeristes. Mais si l’on est correct et honnête avec eux, ils en sont toujours reconnaissants. Quand on leur donne beaucoup, on reçoit beaucoup aussi », défend le marchand Jérôme de Noirmont (Paris), que les Flers ont beaucoup soutenu à son démarrage.
Dans ce couple d’« Aristochats », comme les surnomment certains galeristes, l’une laisse difficilement la parole à l’autre ! On devine toutefois une admiration réciproque et surtout un amour que quarante ans de vie commune n’ont pas émoussé. Si le mari semble intuitif et culotté, son épouse paraît réfléchie et incisive. Petit-fils de Robert de Flers, modèle supposé pour le personnage proustien du baron de Charlus, fils d’un grand homme d’affaires, le comte Jean-Jacques de Flers n’a pas suivi l’engouement paternel pour le mobilier du XVIIIe siècle. Ou plutôt, il l’a élargi grâce à son épouse, inscrite à l’École du Louvre à une époque où « l’on se mariait, un point c’est tout ». « J’essayais de comprendre en quoi l’art pouvait apporter quelque chose d’intense tout en tentant de saisir le jeu entre le moderne et l’ancien », explique Michèle de Flers. Soucieux de ne pas exclure le passé, ils ne suivent aucune ornière esthétique, bougent aisément le curseur du Royaume des Combattants à l’artiste contemporain russe Valery Koshlyakov. Un fauteuil en plastique de Philippe Stark customisé par des broderies de Lesage résume bien leur philosophie. Après avoir fait leurs armes à Drouot, ils rencontrent leur mentor, le galeriste parisien Jean-Robert Arnaud, qui leur fera découvrir notamment Martin Barré. Ils poursuivront avec un Dubuffet chez Jeanne-Bucher (Paris), puis Robert Malaval, acquis via le marchand Daniel Gervis (Paris), avant de décrocher un Martial Raysse chez Karl Flincker (Paris). « On a envie d’être étonnés, on continue à l’être », revendiquent-ils en évoquant leur dernière découverte, Gyan Panchal. Pour cela, ils n’hésitent pas à prendre des risques, achètent les premiers Inflatables de Jeff Koons avant que ce dernier ne devienne une star. Ils seront surtout parmi les tout premiers collectionneurs français à lorgner vers la Chine en 2002, sous les quolibets de leur entourage. « Ils ont été les seuls à acheter l’exposition de Zheng Guogu que nous avions organisée à la Galerie Loft [Paris] en 2005, souligne le spécialiste d’art contemporain chinois, Jean-Marc Decrop. Ils sont moins impulsifs que les Ullens [2], lesquels fonctionnent beaucoup au coup de foudre. Ils se documentent plus, sont très pointus. »
En guignant aujourd’hui vers l’art russe et indien, les Flers ne succombent-ils pas toutefois à la mode et à la spéculation facile ? « Nos choix ne se font pas en fonction du développement financier d’un artiste, réplique Jean-Jacques de Flers. Il y a un essoufflement artistique en Amérique. Tout se déplace sur la Chine, l’Inde et la Russie. Ou l’on est aveugle, ou l’on s’y intéresse. Il est impensable que des pays qui comptent des milliards d’habitants n’engendrent pas de grands artistes. » Aussi sont-ils prêts à dégainer leurs arguments dès que pointent une moue ou un scepticisme chez leurs interlocuteurs. Pour convaincre son auditoire de la complexité d’un tableau de Tianbing Li, Michèle de Flers n’hésite pas à invoquer… les mystères de La Tempête de Giorgione. Avec la foi du missionnaire, elle parvient presque à vous faire aimer un tableau lisse de Zhang Xiaogang. « C’est un tableau qui hurle dans un silence total, affirme-t-elle. Je le mettrais bien à côté d’un Munch. C’est un cri chinois quand Munch est un cri européen. » Soit ! Mais on peine à comprendre que deux êtres aussi pétris d’histoire de l’art puissent adhérer à certaines œuvres russes un peu simplistes. « Il n’y a pas de tableau sans spectateur, et c’est nous qui redonnons une vie à un tableau, insiste Michèle de Flers en paraphrasant Duchamp. Un tableau contemporain fait peut-être moins appel à une érudition, mais il peut y avoir un choc, ça se passe du côté de l’estomac. Les messages envoyés ne sont jamais gratuits. Quelqu’un qui réfléchit des semaines et des semaines ne fait pas qu’un simple gribouillage. » Leur ouverture d’esprit achoppe toutefois sur les pièces trop politiques ou outrancières. « Je n’aime pas que l’on se moque des dirigeants d’un pays. Je ne supporte pas plus une Vierge en excréments ou un Christ tatoué sur le dos d’un cochon », déclare Michèle de Flers. La provocation oui, ma non troppo.

Entretenir la flamme
Certains leur reprochent aujourd’hui une propension à la revente. En 1990, ils ont cédé un grand pan de leur collection pour acheter leur résidence actuelle, générant au passage des records pour Robert Combas et Jean-Charles Blais. « Notre vie est comme un bateau. Dans une tempête, on jette les fûts, mais pour que le bateau arrive à bon port, il doit être équilibré et bien construit. Si on retire trop d’œuvres, elle est fragilisée », défend le couple. Même s’ils ont récemment cédé d’autres œuvres, ils n’en sont pas pour autant des collectionneurs-marchands. « Ils ne cherchent pas le gain pour le gain, mais pour réinvestir sur d’autres artistes », soutient un galeriste. Bref, du fuel pour entretenir une flamme qui n’est pas près de s’éteindre

(1) La Découverte, « Repères», 2000.
(2) lire le JdA no 287, 19 septembre 2008, p. 11.

Jean-Jacques et Michèle de Flers en dates

1939 Naissance de Jean-Jacques de Flers à Cour-sur-Loire (Loir-et-Cher).
1941 Naissance de Michèle de Flers à Vichy (Allier).
1990 Vente d’une partie de leur collection.
2002 Début de la collection d’art contemporain chinois.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°289 du 17 octobre 2008, avec le titre suivant : Jean-Jacques et Michèle de Flers

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