PAROLES D’ARTISTE

Ryoji Ikeda

« Le nombre premier représente la beauté »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 14 octobre 2008 - 750 mots

Après la Nuit blanche, l’artiste japonais Ryoji Ikeda (né en 1966) expose au Laboratoire, à Paris, deux installations dont la première fut élaborée en collaboration avec le mathématicien américain Benedict Gross. Il présentera ensuite « DAMATICS [VER 2.0] » au Centre Pompidou les 21 et 22 novembre et « DATA.TRON » au Grand Palais du 18 au 31 décembre.

Votre exposition au Laboratoire est de prime abord surprenante, car le son, votre matière de prédilection, y est absent. Tentez-vous de nouvelles expériences ?
Je n’ai changé en rien. Avec ces œuvres, j’ai juste évolué vers le silence. Le silence est aussi un son ! Il est la plus extrême expression du son pour un musicien ou un compositeur.

Aller vers le silence, est-ce venu à travers ce projet particulier ?
C’est venu avec ce projet en effet. Il s’agit d’une collaboration avec Benedict Gross, un mathématicien basé à l’université de Harvard. Nous avons longuement discuté des rapprochements entre le champs des mathématiques, de l’infini, du sublime… Puis j’ai pensé que nous n’avions pas besoin de musicalité, sans que je puisse vraiment l’expliquer. Bien entendu, pour un compositeur, c’est une manifestation très forte que de ne pas utiliser de son. Je le fais dans une voie très différente de celle de John Cage avec ses 4 min 33 s (1952) de silence, [une partition] qui était un peu une parodie. Je respecte réellement le silence et veux le sentir dans un espace. Ce n’est pas un silence parfait, mais un travail mental.

Pour quelles raisons cette perception du silence dans l’espace vous est-elle si importante ?
La salle est plongée dans le noir à l’exception d’un rai de lumière, et l’on y voit deux grandes impressions photographiques sur lesquelles se développent des numéros qui sont très musicaux. Ici je n’ai pas besoin de son, car pour moi la musique est une variation mathématique, dans un sens qui n’est pas parfait. Mais musique et mathématiques sont comme frère et sœur : ils peuvent être totalement invisibles, [et constituer] juste une structure quelque part.

En contactant Benedict Gross, pensiez-vous à ce projet ?
La condition posée pour faire une exposition au Laboratoire était de collaborer avec un scientifique. Je ne voulais pas travailler avec des programmes informatiques ou des choses chimiques par exemple, mais converser avec un pur mathématicien à cause de cette relation entre musique et mathématiques.

Quelle a été concrètement votre collaboration, qui a duré plus d’un an ?
Nous avons échangé sur de très nombreux sujets, puis nous avons axé nos propos sur la philosophie et les mathématiques. Il s’agissait de discuter de concepts plus que de faire quelque chose.

Le résultat de cet échange est cette installation où sont présentées deux impressions photographiques…
Sur chacune de leur surface sont imprimés plus de sept millions de chiffres qui correspondent à un nombre. L’un est un nombre premier, l’autre est aléatoire. Le nombre premier est très spécial car, tel un diamant ou un joyau, il est complètement pur. Il est totalement logique. Le nombre aléatoire n’a rien de particulier à exprimer, à l’exception de ce qu’il est. Il n’a ni structure ni logique.
Le nombre premier représente pour moi la beauté, une beauté mathématique qui a potentiellement beaucoup de pouvoir : vous pouvez l’utiliser pour la sécurité nationale ou l’Internet par exemple. L’autre est inutile, comme l’art ! Il n’a pas d’usage ni de signification réelle, mais il est très excitant car il est difficile de vérifier s’il est mathématiquement aléatoire ou non.

À la suite de cette expérience, confirmez-vous l’existence d’un langage esthétique commun entre l’art et les mathématiques ?
C’est pour moi le but de ce projet. Je trouve les mathématiciens vraiment proches des artistes. En travaillant, ils utilisent des mots. C’est beau, élégant, délicat ; c’est une recherche à la fois humaine et très créative. Ils sont quelque part des artistes conceptuels. Et puis les mathématiques sont très différentes des autres sciences qui ont des objets traduits dans la réalité. Elles sont un langage avec lequel on manipule des formes. Le sujet en est les nombres, la géométrie, les valeurs… C’est complètement invisible, abstrait. Cela rejoint mes préoccupations, moi qui suis compositeur et plasticien. La musique pure est abstraite et n’a pas non plus d’objet. Compositeurs et mathématiciens partagent donc vraiment beaucoup de choses d’un point de vue esthétique

RYOJI IKEDA & BENEDICT GROSS. V ≠ L

Jusqu’au 12 janvier 2009, Le Laboratoire, 4, rue du Bouloi, 75001 Paris, tél. 01 78 09 49 50, www.lelaboratoire.org, tlj sauf mardi 12h-19h, jeudi 12h-21h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°289 du 17 octobre 2008, avec le titre suivant : Ryoji Ikeda

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