Art contemporain

Francesco Bonami, critique d’art et curateur

Critique d’art et commissaire d’expositions, l’Italien Francesco Bonami a jeté un pont entre la Botte et le Nouveau Monde. Portrait d’un provocateur.

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 18 septembre 2008 - 1532 mots

Le critique et curateur Francesco Bonami assure le commissariat de l’exposition « Italics » au Palazzo Grassi, à Venise.

Irrévérencieux et caustique, le curateur italo-américain Francesco Bonami aime provoquer la controverse à coup de sentences vachardes. Par magazines interposés, il s’était lancé en 2007 dans un duel avec Robert Storr, alors directeur de la Biennale de Venise. « Storr a agi en curé de campagne moralisateur, en égocentrique », affirme-t-il. Peu de gens échappent à son jeu de massacre. « Richard Prince est un homme cynique qui se prétend cool. Il fait semblant d’être un Quentin Tarantino, mais il est marqué par le marché, c’est un mondain », lance-t-il. Il dézingue même son ami Cattelan : « Maurizio est un lâche rampant. Il se demande à quoi son œuvre pourrait ressembler dans une page de magazine. » Le refus de Bonami d’être inféodé et son installation depuis vingt ans aux États-Unis lui valent de fortes inimitiés en Italie. Au point que l’ancien sous-secrétaire d’État aux Biens culturels italien Vittorio Sgarbi a essayé de le déboulonner de la direction de la Biennale de Venise 2003. Le curateur Achille Bonito Oliva va même jusqu’à déclarer que Bonami est tout juste « capable de faire de la manutention » ! « En Italie, vous devez avoir une famille pour vous protéger, que ce soit la mafia, l’Église, les Agnelli, l’Arte povera ou la Transavantgarde, réplique l’intéressé. J’opère en dehors d’une famille. »

Thèmes politiques
Sa famille natale ne voyait d’ailleurs pas d’un très bon œil son désir de travailler dans l’art. Bonami trompe la garde paternelle en prétendant devenir décorateur pour la télévision. Après un passage express par l’université d’architecture de Florence, le jeune homme décroche finalement un job chez Sotheby’s et devient expert en… mobilier moderne. Ce, avant de partir à New York en 1980. Il y arrive en plein boom de la Transavantgarde italienne et s’imagine alors peintre. « J’étais ignorant. J’ai cru que j’étais un grand artiste, relate Bonami. La peinture était déjà out, mais je ne le savais pas. J’avais deux ans de retard. » Après un bref retour au bercail transalpin, il s’installe définitivement aux États-Unis en 1986. Ses prétentions artistiques prennent du plomb dans l’aile et s’achèvent sur quelques vidéos que la postérité ne retiendra pas. Le jeune homme tâte alors du journalisme, écrit sur le marché de l’art pour un magazine italien avant de diriger le bureau new-yorkais de la revue Flash Art (Milan). De fil en aiguille, il organise une exposition de photographies dans le cadre de la Biennale de Venise de 1993, avant de prendre deux ans plus tard les rênes artistiques de la Fondation Sandretto Re Rebaudengo, basée à Turin. Car malgré sa liberté de ton, le curateur n’a jamais rechigné à attacher ses services à des institutions.
Son glissement vers le commissariat prolonge son activité critique. Loin de lui l’idée de subordonner les œuvres à une quelconque théorie. Pour Sarah Canarutto, curatrice à la Villa Manin, à Udine, « Francesco évite l’intellectualisation à outrance. Il donne la priorité à l’œuvre et s’attelle en même temps à la rendre accessible au public. Qui plus est, il est très créatif dans les connexions entre les différentes œuvres et il est radical dans sa manière d’imaginer ou de stimuler de nouvelles interprétations possibles. » Aux monographies, il préfère les expositions thématiques traitant de sujets politiques ou sociaux. Ce tropisme surprend lorsque l’on sait que Bonami ne fut guère activiste lors de ses années d’étude, alors même que la jeunesse italienne était fortement politisée…
Les artistes apprécient quant à eux le rapport d’égal à égal qu’il instaure avec eux. « On sent que, comme artiste, il a échoué, et qu’il en est conscient. Ça le rend très spécial », remarque Maurizio Cattelan. « Il essaye de faire ce que l’artiste veut, mais en même temps, réussit à faire l’exposition que lui-même veut, observe pour sa part l’artiste Giuseppe Gabellone. Il a une idée très précise, mais accepte l’improvisation. » Une improvisation qui a son revers, les expositions apparaissant parfois un peu lâches. Fidèle, Bonami évite néanmoins de mettre les créateurs à toutes les sauces. Aussi dévoué leur soit-il, il garde la tête froide. « Je regrette des gens comme Garbo ou Brando qui ont eu un éclat, puis n’ont rien fait pendant vingt ans, tout en continuant à servir de modèle pour les générations futures. Il n’y a plus de modèle aujourd’hui, confie-t-il. Les artistes sont devenus des entrepreneurs, savent ce que l’argent signifie. Les critiques et les curateurs n’ont plus aucune importance aujourd’hui. Les artistes sont dirigés par d’autres forces, celles de gens capables de mettre de l’argent dans la production d’œuvres. »

Un « vampire »
À l’inverse de nombre de ses confrères, Bonami est souvent enclin à déléguer. Un peu trop sans doute. Lors de la direction de la Biennale de Venise, il convia onze commissaires à partager la vedette. En dépit de quelques moments forts, le résultat frisa le chaos. « Je ne vais pas faire le modeste et prétendre que le pouvoir ne m’intéresse pas, admet le curateur. Je suis un vampire qui a besoin de sang frais. Aux États-Unis, si vous déléguez à des gens compétents, vous avez encore plus de pouvoir. En cherchant à garder le pouvoir pour vous-même, vous devenez pathétique. » Pour Massimiliano Gioni, curateur au New Museum, à New York, et réquisitionné pour la Biennale de 2003, Bonami n’a pas voulu agir « en gourou autoproclamé et “égocentré” de l’art contemporain, un syndrome qui affecte la plupart des directeurs de biennales ». Et d’ajouter : « Francesco délègue, mais ne dilue pas le talent, il crée une dynamique en impliquant les gens. »
Cette « démocratie participative » le distingue des mandarins transalpins comme Germano Celant ou Bonito Oliva. « Il n’a jamais fonctionné avec l’idée de “mes artistes”, “mon écurie” avec son logo par-dessus. Il n’a pas l’instinct du propriétaire avec les artistes, alors qu’il a travaillé très tôt avec Cattelan, Matthew Barney ou Gabriel Orozco », souligne Ilaria Bonacossa, curatrice à la Fondation Sandretto. Massimiliano Gioni renchérit : « Il a aussi contribué à l’ouverture de centres d’art contemporain, en créant de nouvelles ressources pour les plus jeunes curateurs. Il a voulu rénover structurellement le système de l’art en Italie, où le népotisme a toujours cadenassé les opportunités. »

« Liste indécente »
Cette ouverture n’empêche pas les Italiens de lui reprocher sa fascination pour les États-Unis, d’autant plus qu’il en a pris la nationalité. Bonami « vuo fa l’Americano », comme dans la chanson napolitaine ? « Les Américains sont plus curieux de la nouveauté. En Italie, les gens ne font pas encore la différence entre une exposition de [Fernando] Botero et une exposition de [Jeff] Koons. Vous avez exactement le même nombre d’articles pour les deux », ironise l’intéressé, précisant : « Il y a deux Bonami, l’Italien et l’Américain. L’Italien est peut-être plus honnête, l’Américain plus stratège. J’essaye de changer l’Américain en Italien. » Pour la collectionneuse Patrizia Sandretto, « Francesco a hérité des Américains une façon efficace et pragmatique de gérer une institution ». Bien qu’éloigné de la scène italienne, il l’a toujours regardée du coin de l’œil, en atteste l’exposition « Italics. Art italien entre tradition et révolution 1968-2008 », organisée cet automne au Palazzo Grassi, à Venise. « Je tente de donner une histoire de l’art italien telle qu’elle aurait été si nous avions eu de vrais musées, si une grande quantité d’artistes ne s’étaient pas évaporés, explique-t-il. Dans les années 1970, nous avons été prisonniers du politique, et quand l’extrême gauche est tombée, dans les années 1980, nous avons été capturés par la télévision. Mon propos est de voir ce qui se serait passé si l’Italie n’avait pas été prise en otage. Si Gianfranco Ferroni n’avait pas été coincé dans les années 1970, il aurait eu la même réputation que Lucian Freud. » Le bréviaire des artistes exposés a suscité les foudres de plusieurs commissaires d’exposition. « On devrait rebaptiser Francesco Bonami “Frankie Bonanima” au vu des cadavres, d’Annigoni [Pietro] à Guttuso [Renato], qu’il a récupérés pour l’exposition “Italics”. On ne peut définir sa liste que d’une seule façon : indécente », fulminait récemment Bonito Oliva dans le quotidien italien Corriere della Sera.
Aujourd’hui, Bonami a quitté l’une de ses principales attaches, le poste de conservateur honoraire au Museum of Contemporary Art de Chicago. Vise-t-il plus haut, ainsi le poste de directeur de la Fondation Guggenheim ? « Non, c’est trop de boulot, et je suis paresseux. Je serais là-bas un super-
majordome, mais un majordome tout de même. » Son fantasme porterait plutôt sur le Whitney Museum, à New York. « Être curateur dans une institution née pour l’art américain serait une sorte de point d’arrivée. » Un rêve italien à mi-chemin entre Ellis Island et le Parrain...

Francesco Bonami en dates

1955 - Naissance à Florence.
1986 - Installation à New York.
1995 - Direction artistique de la Fondation Sandretto Re Rebaudengo, à Turin.
2003 - Direction de la Biennale de Venise.
2008 - Commissaire de l’exposition « Italics. Art italien entre tradition et révolution 1968-2008 » au Palazzo Grassi, à Venise (27 septembre 2008-11 janvier 2009).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°287 du 19 septembre 2008, avec le titre suivant : Francesco Bonami, critique d’art et curateur

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