Les Français s’avancent en ordre dispersé

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 28 août 1998 - 1511 mots

Bientôt confrontés à la concurrence de maisons de vente anglo-saxonnes réputées pour leur efficacité commerciale, les commissaires-priseurs français ont quelques difficultés à s’adapter à cette nouvelle donne. La restructuration de la profession tarde, les regroupements entre études semblent marquer le pas, alors que plusieurs commissaires-priseurs choisissent de quitter l’hôtel des ventes parisien. Drouot résistera-t-il à ce mouvement centrifuge ?

La loi qui devrait être votée cet automne va mettre fin à un statut vieux de 442 ans. C’est en 1556 que Henri II a créé par un édit, dans chaque ville de province, des offices de commissaires-priseurs leur octroyant, moyennant finances, le monopole des prisées et estimations des biens meubles ainsi que des vente publiques tant volontaires que forcées. Ce n’est que récemment, dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, que le statut de commissaire-priseur a commencé à être ressenti comme un handicap face à la concurrence de maisons de vente comme Sotheby’s et Christie’s. Dans les années cinquante, Paris était encore la première place mondiale du marché de l’art. En 1952, l’étude Ader réalisait à elle seule un chiffre d’affaires supérieur à celui des deux premières maisons de vente internationales réunies. Aujourd’hui, le marché français, largement distancé par les États-Unis et le Royaume-Uni, ne détiendrait plus que 5 à 6 % du gâteau mondial. En 1997, le produit total des ventes des 456 commissaires-priseurs français s’élevait à 8,5 milliards, contre 12,2 milliards pour Christie’s et 11 milliards de francs pour Sotheby’s. La France est aujourd’hui devenue un marché de troisième zone, comparé à la Grande Bretagne et surtout aux États-Unis, mais aussi un marché percé. Chaque année, des œuvres d’art représentant plus de 700 millions de francs quittent notre territoire pour être vendues à New York, Londres ou Genève.

C’est sur ce marché de l’art français quelque peu sinistré que les deux premières maisons de vente mondiales vont être désormais habilitées à opérer, à la fin de cette année ou début 1999. Face à Sotheby’s et Christie’s, les études françaises se présentent en ordre dispersé. En tête du peloton, Tajan. Première étude de France, elle a réalisé en 1997, avec ses 62 salariés, un chiffre d’affaires de 415 millions, frais compris. “Je suis ravi que Sotheby’s et Christie’s viennent vendre en France, s’exclame Jacques Tajan, installé dans son luxueux bureau de la rue des Mathurins. Je le réclame depuis vingt ou trente ans. Je ne crois pas que leur présence va nuire aux commissaires-priseurs français. Paris va redevenir une place forte du marché de l’art. Nous allons être plus nombreux à prêcher pour le marché français qui devrait se fortifier. Il faut s’attendre néanmoins à ce que les auctioneers exercent un dumping terrible, car ils gagnent leur vie à 95 % dans des lieux qui sont fiscalement beaucoup plus attractifs en raison de charges moins lourdes. Ils vont pouvoir, à la limite, travailler à perte à Paris”. Pour s’ouvrir à l’international et faire face à cette concurrence accrue en position de force, l’étude Tajan s’est associée, au sein de l’International Association of Auctioneers, avec plusieurs maisons de vente telles que Bonham’s à Londres, Dorotheum à Vienne ou Butterfield & Butterfield sur la côte Ouest des États-Unis, pour réaliser des ventes en partenariat.

Piasa, numéro deux français
Après Tajan, vient Piasa, seconde étude de France par son chiffre d’affaires (280 millions de francs en 1997), forte de 25 salariés. Fruit du regroupement de quatre commissaires-priseurs – Jean-Louis Picard, Pierre Audap, Lucien Solanet et Alexis Velliet – opéré en 1996, l’étude témoigne des bénéfices induits par une intégration poussée. “Nous sommes les seuls, en nous regroupant, à avoir élaboré une stratégie sérieuse pour faire face à l’ouverture, insiste Jean-Louis Picard. D’autres viendront se greffer sur ce noyau. Mais pour l’instant, faute de connaître la règle du jeu, tant que la loi réglementant les ventes publiques n’est pas votée, il est difficile de trouver des partenaires. C’est un peu le désert des Tartares. On est là à attendre depuis trois ans dans notre forteresse supposée monopolistique un envahisseur qui n’arrive pas. On finit par se scléroser sur place”. Il ne cache pas qu’il craint que l’arrivée des deux grandes maisons de vente n’enlève une partie de leur clientèle de vendeurs aux commissaires-priseurs français. Pour se positionner sur la scène internationale, Piasa a signé, en mars 1997, un accord de coopération avec Phillips, la troisième maison de vente mondiale. Les deux groupes pensaient pouvoir s’associer début 1998, mais les retards successifs intervenus dans la procédure d’élaboration de la loi les en ont empêché. À terme, Piasa et Phillips devraient construire ensemble une société de vente unique.

Nettement moins intégré, Millon et Associés rassemble huit études comprenant 17 commissaires-priseurs, dont cinq spécialisés dans les ventes judiciaires et deux dans les vacations de voitures. En 1997, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 250 millions de francs, uniquement en objets d’art. “Notre regroupement, qui existe depuis janvier 1997, visait à montrer la voie, explique Joël-Marie Millon, président de la Compagnie des commissaires-priseurs de Paris. Il s’agit d’une union contractuelle qui a des objectifs communs mais pas de comptabilité commune. L’intégration fiscale et économique, qui nous assure un poids supérieur, nous permettra d’avoir recours plus facilement à des financements, mais aussi d’ouvrir notre capital à des capitaux extérieurs”.

Outre ces regroupements, signalons les initiatives menées par plusieurs études s’associant ponctuellement pour une vacation, comme le font les études De Ricqlès et Pescheteau-Badin, Godeau, Leroy, mais aussi Laurin, Guilloux, Buffetaud avec l’étude Chayette, Cheval. Des associations de commissaires-priseurs sont également intervenues en région parisienne – MSA (Guy Martinod, Yves Savignat et Denis Antoine) a réalisé en 1997 plus de 170 millions de francs de ventes –, comme en province. En Normandie, le GIE Alliances Enchères regroupe huit commissaires-priseurs, dont Francis Dupuy, président de la Compagnie régionale. À Lyon, Jean-Claude Anaf s’est associé au sein d’un groupement à plusieurs autres commissaires-priseurs.

Des regroupements insuffisants
Au total, le mouvement de concentration en est toujours à ses balbutiements. Une cinquantaine d’études réunit à Paris 110 commissaires-priseurs – des regroupements encore insuffisants pour faire face aux très importants moyens, financiers et humains, déployés par les maisons anglo-saxonnes. La Compagne des commissaires-priseurs de Paris semble, en outre, connaître quelques difficultés à réunir sous sa bannière des commissaires-priseurs qui manifestent de plus en plus leur volonté d’indépendance. Les critiques sur l’organisation et la tenue de l’hôtel des ventes se multiplient. Il est vrai que les lieux font pâle figure, comparé au luxe des infrastructures dont dispose notamment Sotheby’s avec la galerie Charpentier. Avec ses 16 salles réparties sur trois étages, Drouot Richelieu constitue sans doute un outil unique du fait de sa taille (10 000 m2, le plus grand espace au monde consacré à des ventes aux enchères d’œuvres d’art) et de la qualité et de l’importance de sa clientèle : 6 000 visiteurs fréquentent les lieux quotidiennement. Mais la mauvaise tenue de l’hôtel des ventes – moquettes sales et trouées, salles mal éclairées, objets souvent cassés, personnel peu motivé – témoigne de la difficulté à gérer une structure (une société civile immobilière) dont les parts sont détenues par une cinquantaine de charges disposant chacune d’un nombre égal d’actions. Comment améliorer le fonctionnement d’une société dans laquelle une minorité d’associés a la possibilité de freiner toute réforme ? “Nous avons chacun une vision distincte des choses, s’enflamme Jacques Tajan. Le problème de Drouot, c’est qu’il n’y a pas de véritable responsable. Quand on vote à cent, il est difficile de dégager une majorité. Il n’y a pas de discussion possible”.

Au moment où plusieurs commissaires-priseurs s’apprêtent à quitter le navire, des interrogations naissent sur l’avenir de Drouot. Dans le sillage de Jacques Tajan qui, depuis l’hiver 1997, organise ses vacations de prestige dans son hôtel des ventes de la rue des Mathurins, deux autres études ont décidé de prendre leur indépendance pour s’installer dans leurs meubles. Ainsi, Hervé Poulain et Rémy Le Fur ouvriront en septembre 1999 une nouvelle maison de vente, baptisée Expertie’s, qui s’installera dans l’extension du Palais des Congrès actuellement en construction. Leur hôtel des ventes pourra accueillir une centaine de vacations et comprendra deux salles permanentes modulables permettant de monter des expositions et des ventes. La gestion d’un tel espace (1 400 m2) nécessitant des moyens importants, il est probable que l’étude Poulain, Le Fur s’associera avec d’autres commissaires-priseurs qui quitteront également le navire amiral de Drouot.

Antoine Ader a lui aussi fait le choix d’ouvrir sa propre salle de vente dans ses locaux situés rue Montholon, à Paris. Il souhaiterait attirer une clientèle de proximité en organisant des ventes spécialisées, axées principalement sur les bijoux et l’horlogerie de collection.

Il est probable que d’autres études suivront ce mouvement centrifuge, les commissaires-priseurs ayant dans le passé souvent fait preuve d’une plus grande propension à la division qu’à l’union.
Les coûts très lourds de fonctionnement de l’hôtel des ventes parisien (50 millions de francs annuels, selon Me Millon) et les moindres rentrées induites par le départ d’études permettront-ils à Drouot de survivre ? La division est-elle la meilleure méthode pour contrer des sociétés étrangères internationales d’une redoutable efficacité ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°65 du 28 août 1998, avec le titre suivant : Les Français s’avancent en ordre dispersé

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