Eugène Carrière dévoilé

Une monographie sur le peintre des brumes

Le Journal des Arts

Le 11 septembre 1998 - 494 mots

Deux ans après la rétrospective que l’Ancienne Douane à Strasbourg avait consacrée à Eugène Carrière, cette étude monographique poursuit la réhabilitation d’un peintre et lithographe relativement méconnu. Valérie Bajou parvient à resituer dans son contexte esthétique et intellectuel, aux franges du Réalisme, de l’Impressionnisme, du Symbolisme et de l’Art nouveau, une œuvre déconcertante qui mêle naturalisme et silhouettes immatérielles, recherches sur la lumière et monochromie, classicisme et modernité.

On trouve ses tableaux à Orsay, dans la plupart des grands musées de province, aux États-Unis, et même à Tokyo. Aujourd’hui, pourtant – malgré la récente rétrospective de Strasbourg –, Eugène Carrière n’est guère connu du public. L’évanescence doucereuse de ses “maternités”, l’austérité apparemment classique de ses portraits monochromes, l’inspiration symboliste des quelques thèmes religieux ou des rares paysages peints par l’artiste, les compositions tourbillonnantes remplies de courbes et d’arabesques, tous ces traits qui ont assuré sa célébrité de 1880 à 1906 ne parlent plus à la sensibilité contemporaine, en quête de vigueur expressive, d’originalité et de modernité.

Valérie Bajou, spécialiste du XIXe siècle et conservatrice au château de Versailles, tente de réhabiliter l’œuvre de Carrière en la dépoussiérant des préjugés et en situant la démarche du peintre parmi les recherches de ses contemporains. Au récit biographique et aux analyses de l’auteur s’ajoutent ainsi de très nombreuses citations d’époque, inédites pour beaucoup.

Carrière sous influences
Les rapports de Carrière avec les principaux courants du siècle sont abondamment étudiés, depuis son enseignement académique chez Cabanel, dont il se dégage rapidement en s’inspirant du réalisme d’un Courbet et de la leçon des maîtres hollandais, jusqu’au symbolisme teinté d’Art nouveau autour de 1900.

Si la composition de la plupart de ses œuvres reste assez classique, la mise au point d’une manière floue et l’adoption de la monochromie demandent, en revanche, explication. Pour Valérie Bajou, le peintre cherche à décrire “les dégradations infinies de la lumière, selon une technique “atmosphérique” qu’il faut mettre en relation avec les œuvres de Monet, Renoir, Degas et surtout de Whistler...” Peu à peu, la matière s’allège jusqu’à être fluide, et “l’esquisse traditionnellement sous-jacente [...] devient le propre coloris de l’œuvre achevée”.

Carrière procède par allusions, dissout des parties entières du tableau sous un voile brumeux, donne à ses personnages un caractère générique, presque allégorique. Ainsi ses “maternités” créent-elles un archétype qui plaira énormément, jusqu’à ce qu’il agace. Malgré sa pratique constante du portrait – il peint notamment Verlaine, Gauguin, Rodin et Edmond de Goncourt –, Carrière s’intéresse moins à l’individualité des modèles qu’à leur vie intérieure, dont il rend compte par une touche fébrile. “S’il élabore toute une réflexion sur l’énergie et la vitalité, il fige de plus en plus ses modèles dans des attitudes pensives [...] pour ne retenir dans ses toiles qu’une énergie picturale”.

Bien plus qu’un truc, la monochromie lui permet de transcrire la nature comme un tout homogène, rejoignant les préoccupations des Symbolistes et l’esthétique de son ami Rodin.

Valérie Bajou, Eugène Carrière, éditions Acatos, 224 p, 250 F, ISBN 2-940033-29-3.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°66 du 11 septembre 1998, avec le titre suivant : Eugène Carrière dévoilé

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