Les marchands appelés à davantage de vigilance

Succession Schloss : la Cour de cassation hausse la barre de la bonne foi

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 25 septembre 1998 - 1051 mots

En octobre 1996, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris avait confirmé l’ordonnance de non-lieu rendue par un juge d’instruction au bénéfice d’un galeriste américain qui avait acheté en vente publique à New York, puis mis en vente à la Biennale internationale des Antiquaires, à Paris, une œuvre de la collection Schloss volée pendant la guerre. La décision des juges d’appel semblait inviter l’État à prendre ses responsabilités. En censurant cette décision dans des termes non équivoques, la Cour de cassation se tourne davantage vers les marchands et les invite à une vigilance accrue.

PARIS - À la Biennale des antiquaires de 1990, le galeriste new-yorkais Adam Williams avait exposé un tableau de Frans Hals, Portrait d’Adrianus Tegularius, une œuvre de la collection Schloss volée en 1943 par des collaborateurs français au bénéfice des Allemands. Jean Demartini, l’un des héritiers Schloss, avait obtenu la saisie du tableau et porté plainte pour recel de vol contre le marchand américain. L’action en recel semblait la seule possible puisque, en droit français, le délai de prescription de recel ne court qu’à partir du moment où le receleur se défait de l’objet volé. La défense du galeriste s’appuyait en particulier sur sa bonne foi présumée, l’œuvre ayant été achetée en vente publique chez Christie’s, avant d’être présentée en France. La présomption de bonne foi – en la circonstance, synonyme de la méconnaissance de l’origine illicite du tableau – s’appuyait sur la difficulté d’obtenir des informations sur les œuvres spoliées et, accessoirement, sur l’existence d’une transaction entre la succession Schloss et l’Allemagne, qui avait versé une indemnité en 1961.

La défense du galeriste avait été accueillie favorablement par le juge d’instruction, puis par la Cour d’appel de Paris. La gêne s’était cependant installée, car ce qui semblait avoir d’abord déterminé le non-lieu du juge d’instruction n’était pas une négligence ou une faute des héritiers Schloss, mais plutôt une apathie réelle ou supposée de l’administration française, soulignée depuis à propos des MNR – Musées nationaux récupération, ces œuvres pillées puis retrouvées et placées en dépôt dans les musées en attendant que les ayants droit se manifestent. Cela était manifeste dans l’ordonnance de non-lieu, qui relevait avec insistance la difficulté d’accéder aux répertoires des œuvres spoliées.

Les juges d’appel en appelaient à l’État
Pour surmonter cette difficulté – qui faisait supporter aux héritiers une possible léthargie de l’État – était également mise en avant la “transaction” conclue entre certains héritiers Schloss et l’Allemagne : ainsi, en poursuivant le galeriste, Jean Demartini n’exercerait plus un devoir de mémoire mais violerait cet accord (auquel il n’a pas souscrit). La Cour d’appel, après avoir lourdement insisté sur la présence dans le dossier d’un courrier de l’État français portant “retrait des réclamations afférentes à la collection Schloss”, en déduisait que “la transaction [...] confère depuis cette date un caractère régulier à la possession des pièces de ladite collection”.

À l’époque, le JdA s’était interrogé sur une situation qui aboutissait à demander à la justice de passer l’éponge sur des faits que les politiques n’avaient pas su ou voulu assumer : en quelque sorte, les juges d’appel, au moment où ils donnaient tort aux victimes, semblaient en appeler à l’État. La Cour de cassation, par son arrêt du 4 juin qui tranche au contraire pour les victimes, complète la réponse : les usages du commerce et le temps qui passe ne justifient pas l’oubli.

Un exposé catégorique
Sur la transaction intervenue entre la succession Schloss et l’Allemagne, la Chambre criminelle a écarté l’argument des juges d’appel en observant que la transaction ne fait pas disparaître l’infraction, qu’elle est donc sans effet sur l’action pénale et ne peut conférer un caractère régulier à la possession des pièces spoliées. Sur la question de la possible culpabilité de recel du galeriste américain, la Cour a développé son argumentation en des termes limpides (voir encadré), en regard de l’argumentation de la Cour d’appel.

Si la Cour de cassation ne juge pas au fond, il faut cependant remarquer que, dans cette affaire, pour relever les insuffisances, contradictions ou défaut de réponse aux moyens des parties justifiant la cassation de la décision d’appel, les conseillers de la Chambre criminelle ont été conduits à hausser le degré d’exigence de bonne foi par rapport à des informations “que le marché de l’art ne pouvait ignorer”. En présence d’un exposé aussi catégorique, il sera sans doute difficile aux juges de la cour de renvoi, Versailles, de confirmer l’ordonnance de non-lieu, ce qui pourrait conduire Adam Williams en correctionnelle.

Des extraits de l’arrêt

“Attendu que, pour dire n’y avoir lieu à suivre contre Adam Williams du chef de recel, en l’absence de mauvaise foi, la chambre d’accusation relève que la galerie qu’il dirige a acquis le tableau concerné en avril 1989, lors d’une vente aux enchères organisée pour un public d’initiés par la société Christie’s ; qu’elle ajoute que cette vente a été précédée de trois autres, de même nature, à l’initiative de sociétés de renommée mondiale, sans aucune réaction des autorités françaises ; que les juges retiennent par ailleurs que seul un répertoire de 1947, obsolète et difficile à consulter en raison du peu d’exemplaires disponibles, signalait le tableau comme provenant d’une spoliation par le régime nazi ; qu’ils précisent que la bonne foi de l’intéressé se déduit encore de l’importation régulière du tableau dans le pays même où il a été dérobé, ainsi que de son exposition publique à l’occasion d’une manifestation d’ampleur internationale. Mais attendu qu’en se prononçant ainsi, alors que les parties faisaient valoir que, selon les énonciations de l’ordonnance entreprise [l’ordonnance de non-lieu rendue par le juge d’instruction], non réfutées par l’arrêt attaqué, la collection Schloss avait une réputation mondiale que le marché de l’art ne pouvait ignorer, que plusieurs ouvrages de référence, connus des professionnels et accessibles à tous, mentionnaient la toile litigieuse comme faisant partie des œuvres spoliées pendant la guerre et non retrouvées, et qu’Adam Williams, spécialiste des maîtres flamands du XVIIe siècle, dirige l’une des plus prestigieuses galeries d’art aux États-Unis, la chambre d’accusation, qui n’a pas répondu aux articulations des mémoires des parties civiles ni aux réquisitions du ministère public, lesquels se référaient à un témoignage versé au dossier attestant de la connaissance par la personne mise en examen du vol de la toile litigieuse, n’a pas donné de base légale à sa décision.�?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°67 du 25 septembre 1998, avec le titre suivant : Les marchands appelés à davantage de vigilance

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