Des musées entre deux mondes

Le difficile mariage de l’art et de l’ethnologie

Par Nathalie Jérosme · Le Journal des Arts

Le 9 octobre 1998 - 1488 mots

Au-delà de ses aspects politiques et financiers, la querelle entre le Musée de l’Homme et le futur Musée des arts et des civilisations a relancé la question de la manière dont il faut aborder et présenter les arts dits "premiers". Une question d’autant plus cruciale dans le cas des cultures précolombiennes que la section américaine du Palais de Chaillot a été entièrement réaménagée il y a six ans, et qu’elle offre l’aboutissement de la réflexion muséographique et pédagogique des responsables du département.

Les Européens auraient-ils découvert l’ethnologie et l’anthropologie en même temps que le Nouveau Monde ? Confrontés à des civilisations et des environnement totalement inconnus, ils ont collecté et rapporté de nombreux témoignages d’Amérique. Prenant place dans les “cabinets de curiosités”, coquillages, insectes et masques constituent alors autant de moyens d’appréhender le monde et l’homme dans toute sa diversité.

Certaines de ces collections ont ensuite rejoint des musées d’histoire naturelle et d’ethnologie, où les objets ont été scientifiquement étudiés afin d’éclairer leur fonction et la pensée de leurs auteurs, les appréciations esthétiques restant secondaires.

De l’American Museum of Natural History de New York au Museum für Völkerkunde de Berlin en passant par le Musée de l’Homme à Paris, de nombreux établissements se réclament encore de cette tradition, même s’ils accordent aujourd’hui une plus grande attention à la beauté et à la présentation des objets.

“Pour aimer, il faut comprendre”
Pour Daniel Lévine, professeur à l’université de Paris IV et responsable de la section américaine du Musée de l’Homme, “l’art n’est qu’un des aspects de l’activité humaine. Pour l’aimer, il faut le comprendre, connaître la civilisation qui le produit, sinon il y a distorsion”. Si l’émotion peut être immédiate et réelle, il n’en reste pas moins que sans cette connaissance, nous ne pouvons que projeter nos propres canons esthétiques sur un objet créé d’après d’autres critères.

“L’art pour l’art n’existait pas dans les cultures préhispaniques, explique le chercheur, les œuvres visaient une sorte d’efficacité. Ainsi, les Aztèques ne cherchaient pas à rendre compte de la beauté du corps humain mais à traduire dans la matière une cosmovision. À un visiteur non prévenu, certaines pièces comme le Serpent à plumes peuvent sembler monstrueuses. Inversement, on peut s’extasier sur la sobriété d’un masque maya en stuc, mais il faut savoir que celui-ci était recouvert de peinture”.
Aussi, les quelque 1 200 m2 consacrés à l’Amérique au Palais de Chaillot se veulent-ils un voyage complet au sein des civilisations amérindiennes. Pour cela, 4 500 pièces et de nombreuses photographies de sites sont présentées dans une scénographie très théâtrale, comportant des évocations monumentales du patio d’un palais de Teotihuacán, des fresques de Bonampak, d’un pont de corde inca ou d’un marché.

“Grave faute de goût”, selon certains qui assimilent ces restitutions à du Tintin et Milou, c’est pour Daniel Lévine une nécessité pédagogique : “Montrer l’achèvement urbanistique et architectural de ces civilisations permet d’en finir avec certains clichés”. “De même, insiste le spécialiste, en sélectionnant des objets en métal, un jouet à roulettes, un fac-similé de codex, j’ai systématiquement cherché à gommer les préjugés habituels sur l’absence de métallurgie, d’écriture ou de roue.”

Cette démarche pédagogique et humaniste suscite néanmoins une interrogation : quelle place laisse-t-elle à la notion d’œuvre originale ? Les pièces, regroupées par dizaines dans chaque vitrine, ont pour principale mission d’illustrer le texte ethnologique ou archéologique en dessous. Pour qui veut partir de l’objet pour en comprendre la signification et le situer dans son contexte, la lecture est moins aisée. D’ailleurs, le chercheur reconnaît que, s’il manque une pièce à la démonstration, le recours au fac-similé – signalé comme tel – ne lui pose pas de problème de principe. Ainsi, malgré l’isolation et la mise en valeur de quelques réalisations exceptionnelles, le discours pédagogique reste le principal propos de ce département, qui a cessé d’acquérir des pièces archéologiques depuis plus de vingt ans.

Dans cette perspective, offrir des reconstitutions virtuelles de sites sur écran géant, comme au Musée de Jalapa (Mexique), ou permettre au public de faire des recherches grâce à l’informatique aurait été un atout formidable. Mais lors du réaménagement complet du département, en 1992, et “étant donné le budget disponible, il a fallu choisir entre les bornes interactives et la présentation des pièces.”
Rétrospectivement, ce dilemme doit avoir un goût amer, lorsqu’on sait que les 80 000 numéros du département américain doivent rejoindre le Musée des arts et des civilisations (Mac) pour son ouverture en 2004. Les plus belles pièces – du crâne aztèque en quartz au Quetzalcóatl d’Adolphe Pinart – partiront encore plus tôt, puisqu’elles sont destinées à l’antenne du Mac au Louvre.

Le “musée imaginaire” de J. Kerchache
Œuvre du collectionneur Jacques Kerchache, le musée de 1 400 m2 qui doit ouvrir fin 1999 au Pavillon des Sessions du Louvre révèle une démarche diamétralement opposée à celle du Musée de l’Homme. Comme dans d’autres établissements conçus par des collectionneurs – le Musée Rietberg à Zurich ou le Musée Barbier-Mueller à Barcelone – l’approche est esthétisante. Le projet de l’ancien marchand évoque le musée imaginaire rêvé par Malraux qui regrouperait les chefs-d’œuvre de l’Humanité. Contre “la pensée étiqueteuse”, Jacques Kerchache plaide l’universalité de l’art et souhaite que “l’œuvre sortie de son contexte entre dans l’inventaire mondial de l’art”.

La mise en scène des quelque 130 pièces sélectionnées – parmi lesquelles une vingtaine de statues précolombiennes – a été confiée à l’architecte Jacques Wilmotte et devra “laisser parler les œuvres d’elles-mêmes”. Les textes des cartels seront réduits au strict minimum et placés de manière à ne pas interférer avec la contemplation des œuvres. Aucun panneau explicatif n’occupera les murs, mais des fiches seront à la disposition du public.

Si la création d’une antenne permanente au Louvre rompt symboliquement avec la discrimination occidentale envers les “arts premiers”, l’orientation donnée par Jacques Kerchache pose problème : montrer des chefs-d’œuvre sans se référer à la production générique dont ils se distinguent – et alors que la majorité des visiteurs ignore tout des canons et des attentes des cultures qui les ont produits – ne rend pas forcément justice aux pièces exposées ni à leurs auteurs. D’autre part, l’art précolombien ne sera représenté que par des statues, laissant dans l’ombre d’autres créations fondamentales des civilisations amérindiennes : l’urbanisme, l’architecture, la peinture, les codex...

Au projet initial, un espace d’information audiovisuel a néanmoins été ajouté, sur proposition d’un autre membre de la Mission de préfiguration : l’ethnologue Maurice Godelier, responsable de la partie scientifique du Mac.

Le Musée des arts et civilisations
Les différences de vues sur la mission du Mac se ressentent donc jusqu’au sein de la Mission de préfiguration. À plus d’un titre, le futur musée sera l’objet d’un compromis. La double tutelle de l’Éducation nationale et de la Culture implique d’ailleurs un corps mixte composé de conservateurs, de chercheurs et de professeurs. Les conservateurs devront consacrer un tiers de leur temps à la recherche et au terrain, tandis que les chercheurs s’occuperont de l’établissement dans la même proportion. Muséologie, histoire de l’art, archéologie, ethnologie et anthropologie devront donc faire bon ménage.

Sur environ 8 000 m², les collections permanentes se répartiront entre l’Asie, l’Afrique, les Amériques, l’Océanie et une section transversale d’anthropologie qui montrera comment différentes civilisations – Europe incluse – ont répondu à des questions humaines générales, concernant la sexualité, la mort, le pouvoir ou les échanges commerciaux.

Dans chaque aire géographique, un circuit principal proposera à la contemplation des pièces phares, tandis qu’en contrepoint seront exposés des séries représentatives d’une production et des objets de la vie quotidienne. En fin de parcours, le visiteur pourra, à l’écart et confortablement installé, s’informer plus à fond sur les cultures évoquées, grâce à des bornes interactives, des projections de films et des textes. Reste à savoir si, après une ou deux heures de visite dans les salles, il aura encore le désir de chercher des informations complémentaires... ou le souvenir des pièces qui l’ont intéressé.
Quoi qu’il en soit, en plus des 150 millions de francs destinés à de nouvelles acquisitions – effectuées dans la plus grande transparence et selon des protocoles d’accord avec chaque pays d’origine –, une somme importante devra servir à numériser tout le fonds du musée et à constituer une banque de données encyclopédique sur les civilisations passées ou présentes. Plusieurs centaines de films seront réunis autour de la question des premiers contacts avec l’Occident, et un salon d’ethnomusique sera créé.

“Nous espérons 600 000 visiteurs, explique Maurice Godelier. Il faut qu’avec ses salles de spectacle et d’exposition, sa bibliothèque, ses services de recherche largement ouverts aux personnes intéressées, le Mac devienne un véritable centre de vie et d’information pour le public, et un formidable outil pour les spécialistes. D’ores et déjà, il est prévu que l’établissement ferme à 22h”. Le coût de fonctionnement tournera autour de 150 millions de francs, le chantier s’élèvera à 1,1 milliard, mais le projet entend dépasser de loin tout ce qui s’est fait dans les autres musées d’arts premiers.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°68 du 9 octobre 1998, avec le titre suivant : Des musées entre deux mondes

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