Art et écriture

L’art contemporain au pied de la lettre

Le Journal des Arts

Le 23 octobre 1998 - 805 mots

Des collages cubistes à l’art conceptuel, l’art moderne et contemporain n’a, en réalité, jamais cessé d’interroger l’écriture, exploitant jeux graphiques et subtilités du langage.

Le fameux Ceci n’est pas une pipe, de Magritte, est évidemment emblématique de cette ambiguïté entre le mot, l’image qu’il désigne et l’idée qu’il évoque. Kurt Schwitters réclamait plus de “poésure” et de “peintrie”, Marcel Broodthaers a réalisé des travaux autour du Coup de dés, Joseph Kosuth une série de Définitions, Ben a lancé des consignes, Raymond Hains a produit des jeux de mots… Mais pourquoi ne pas leur associer aussi Twombly, dont les dessins singent une écriture brouillonne ? Bref, une avalanche d’artistes, toujours soucieux d’explorer les capacités imageantes du verbe et l’immense domaine de la représentation visuelle et mentale. Dans les années soixante et soixante-dix, le “mail art”, par le biais de la correspondance et de la poste, institue une nouvelle forme de communication artistique. En 1962, Ray Johnson fonde même aux États-Unis la New York Correspondance School of Art, basée sur l’échange d’informations, de textes ou de collages que les destinataires étaient chargés de diffuser à leur tour. Les artistes qui y participent – parmi lesquels Nam June Paik, Robert Filliou, Georges Maciunas, Dick Higgins, Ben... – réalisent des “événements postaux” à des fins esthétiques, fondés sur l’échange et libérés des contraintes des galeries et des musées. Sur cette base de communication par voie de lettres, reposent encore nombre d’activités artistiques. À la Biennale de Berlin, George Tony Stoll expose une œuvre réalisée à partir d’envois et de réponses : l’artiste a fait parvenir à quinze de ses contemporains allemands des appareils jetables ; les photos et textes qui en résultent se combinent avec son travail personnel pour constituer ce Ping-Pong exposé dans l’un des bâtiment de la biennale, une ancienne poste précisément. Le travail de Jean Noel Laszlo est associé à ce que Marie-Claude Le Floc’h, ancien directeur du Musée de la Poste, appelait “l’imaginaire postal”. Il y a deux ans, à l’âge de 38 ans, il a commencé une “action postale” en demandant à 19 photographes de compléter par une photographie l’enveloppe par laquelle ils venaient d’être sollicités et de le mettre en relation avec 19 confrères. Aujourd’hui, son exposition “Correspondances”, à Namur (Belgique), associe des textes de Michel Butor aux envois des photographes. En fin de cycle, le nombre des contributions théoriques s’élèvera évidemment à... 38.

Plus généralement, qui n’a pas traversé une exposition d’art contemporain sans être doucement contraint à lire autant qu’à regarder les œuvres proposées ? Vertige d’une liste, phrases au néon, pages de journaux réutilisées, messages sur écran, slogans publicitaires détournés, recyclages d’affiches : le matériau de l’écriture est devenu quasiment indissociable de l’art d’aujourd’hui. Il est notamment au cœur du travail de Sophie Calle : par le jeu de la fiction littéraire, elle décidera par exemple de passer toute une journée sous le signe d’une seule lettre et d’y conformer sa conduite ; elle explore toute forme de narration, du rapport d’enquête au récit illustré.

Une toute autre visée sous-tend le travail de David Boeno, dont les œuvres récentes ont été présentées à la Fiac avant d’être exposées à Dijon. “Photographe et copiste”, ainsi se présente l’artiste. Depuis plusieurs années, il écrit avec et sur la lumière en rassemblant des milliers de citations sur l’optique, le spectre, les couleurs etc., qui constituent son Index, œuvre à part entière et base de données dans laquelle il puise pour donner forme à d’autres projets. Ici, il fera défiler sur le Minitel cette phrase du Zohar, “Le noir c’est l’obscurité / de l’écriture / le blanc c’est la lumière”, et qui, lisible grâce aux points blancs sur fond noir de l’écran, s’impose comme une illustration et un démenti. Là, il tendra d’un bout à l’autre d’une pièce des dizaines de ficelles qui, frappées par des faisceaux lumineux, projetteront un mot sur le mur : “Magie” d’un côté, “Image” de l’autre. Aujourd’hui, c’est aux Éléments d’Euclide qu’il consacre son attention, en collectant les descriptions des figures et en les reproduisant d’après les manuscrits anciens (grecs, hébreux, latins...). C’est ce travail d’enquête dans les bibliothèques européennes et américaines que David Boeno donne aujourd’hui autant à lire qu’à voir sur Internet (http://perso.wanadoo.fr/daniel boeno/) où, en guise de préambule, l’artiste peut reprendre à son compte la phrase de Dürer : “Je ne parle pas des lignes et des points comme ont de coutume les géomètres, lesquels les comprennent seulement en pensée. Je parle de mettre la main à la pâte”.

- JEAN NOEL LASZLO, CORRESPONDANCES, 24 octobre-31 décembre, Maison de la Culture, 14 avenue Golenvaux, 5000 Namur (Belgique). - SOPHIE CALLE, jusqu’au 2 novembre, Centre national de la Photographie, 11 rue Berryer, 75008 Paris. - DAVID BOENO, à partir du 10 novembre, Le Consortium, 37 rue de Longvic, et École des beaux-arts, 3 rue Michelet, 21000 Dijon.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°69 du 23 octobre 1998, avec le titre suivant : L’art contemporain au pied de la lettre

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