La collection Gilman, un dialogue entre les divas et le choeur

Son conservateur, Pierre Apraxine, explique comment s’est constitué cet ensemble majeur

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 6 novembre 1998 - 1855 mots

Débutée en 1975 et forte aujourd’hui de quelque 7 000 images allant du XIXe siècle aux années soixante, la collection Gilman est l’une des plus remarquables au monde. Exposée en Europe et aux États-Unis – sous le titre “The Waking Dream”? en 1993, au Metropolitan Museum of Art de New York, où existe depuis un an une galerie permanente Howard Gilman consacrée à la photographie –, une sélection en est présentée pour la première fois en France, au salon Paris Photo. Son conservateur, Pierre Apraxine, a mené une carrière tout à fait originale, embrassant la photographie et les autres arts, l’Europe et l’Amérique, le public et le privé. Né en Estonie, il apprend tout d’abord à dessiner à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, avant d’étudier l’histoire de l’art. Il collabore au Centre de recherches “Primitifs flamands”?, puis conseille le baron Lambert pour sa collection d’art moderne et contemporain. Il part en 1970 travailler au Musée d’art moderne de New York (MoMA), le quitte trois ans plus tard pour un bref passage à la Marlborough Gallery, et rencontre Howard Gilman, propriétaire d’une fabrique de papier, qui souhaite bâtir, en premier lieu, une collection d’art contemporain. Pierre Apraxine prépare aujourd’hui une exposition sur la Castiglione pour le Musée d’Orsay, et collabore à la future présentation de la collection Roger Thérond à la Maison européenne de la photographie. Il explique comment il regarde la photographie, comment il a constitué cette collection, et, grâce à son “œil”?, donne des conseils aux futurs collectionneurs.

Dans une photographie, vers quoi va spontanément votre regard ?
Cela a évolué. Quand je me suis intéressé à la photographie, j’avais déjà constitué une collection d’art minimal et conceptuel qui a développé chez moi une vision plutôt ascétique. J’ai approché la photographie de cette façon-là, j’ai cherché des correspondances. J’ai été attiré par des artistes qui avaient une vision décalée par rapport à l’esthétique de leur temps. Ainsi Le Gray, qui montre sur un plateau désert la cavalerie du camp de Châlons. Comment, dans une époque encombrée de bibelots, étouffée par des rideaux, a-t-il pu parvenir à cette vision épurée ?

C’est donc la vision du photographe qui vous intéresse le plus.
Aujourd’hui, je ne filtre plus une vision du XIXe siècle à travers celle du XXe. Je crois que j’ai progressé, j’essaye de me mettre à la place du photographe, de comprendre ce qu’il a vu. Cette approche peut être dangereuse. Certaines recherches aboutissent à une image forte, qui a une résonance pour tout le monde, d’autres sont très intéressantes mais sont simplement des essais. Quand on entre trop dans la mentalité de l’artiste, on risque de ne plus distinguer ce qui est réussi de ce qui est essai. J’ai un peu tendance à osciller maintenant. Je vois ce qui est tout à fait réussi, mais je vois aussi tellement bien ce que le photographe a voulu faire, cela m’intéresse tellement que le côté réussi ou non du résultat final passe au second plan. La démarche m’intéresse plus que le résultat. En tant que collectionneur – à la différence d’un historien – je dois me surveiller ! De même, la lecture psychologique m’intéresse aujourd’hui plus que la formelle. C’est un autre stade. Je suis donc plus attiré par des images moins évidentes, comme celles d’amateurs du XIXe siècle. Elles peuvent être plus riches que des Fenton ou Le Gray. Mais bien sûr, je suis toujours à la recherche d’images fortes. Grâce à l’habitude que j’ai acquise à force de regarder, une image intéressante est là, dans toute sa gloire, dès le moment où je l’aperçois. Je ne dois pas la découvrir. Elle a aussi une complexité d’interprétation qui permet d’y revenir perpétuellement.

Cela voudrait-il dire que vous avez fait le tour des images parfaitement maîtrisées ?
Oui, sans doute, pour celles qui font partie du “canon” comme on dit, mais cela dit, le Bruno de Clifford reste un miracle (ill. page 15) et j’y reviens toujours. Ce n’est pas le cas de toutes les images. La photographie est inséparable de sa technologie. Une image et sa reproduction dans un bon livre, par exemple, sont presque identiques ; ce phénomène n’existe pas en peinture. On ne parvient plus à voir des images trop intériorisées, trop connues, alors il faut les laisser dormir pour retrouver leur fraîcheur. Henri Cartier-Bresson est le cas le plus frappant, on connaît tellement ses images qu’on ne les voit plus.

Intervient alors le tirage qui, en tant qu’objet, peut donner différentes expressions d’une même image. Quel tirage faut-il, selon vous, collectionner ?
Pour un collectionneur qui aurait tous les choix, le début d’une création est toujours plus fascinant que la suite. Ainsi, les vingt premières années de la photographie en France et en Angleterre, où chaque image est un miracle, sont plus intéressantes que les postérieures. Ce phénomène est vrai pour tous les mouvements artistiques. Il l’est également pour le travail personnel d’un artiste : le moment où il prend possession de ses moyens, où il fait ses premiers tirages est le plus captivant. Comme la photographie m’intéresse en tant qu’objet, les premiers tirages des années trente de Cartier-Bresson, par exemple, me plaisent davantage car ils sont imparfaits, ils gardent un côté brut.

Pourtant, un artiste peut devenir particulièrement intéressant lorsqu’il arrive à sa maturité.
Absolument, mais je ne parle pas ici des toutes premières tentatives. J’évoque le moment où le photographe prend sa mesure, celui où l’idée et l’objet coïncident. Et d’ailleurs, c’est la même raison qui fait préférer un tirage “vintage” à une épreuve postérieure, peut-être meilleure. Mais je ne suis pas un fétichiste du “vintage”. Il faut voir comment le tirage postérieur vit à sa manière ; il peut être tout aussi réussi dans une autre direction. Stieglitz le démontre.

Howard Gilman vient de décéder. Quelle était sa motivation ? Un réel intérêt pour la photographie, le prestige personnel, des retombées pour sa compagnie ?
Tout à la fois, mais surtout la séduction de l’aventure. Howard était un personnage d’une très grande curiosité, il a toujours aimé faire avancer les choses dans des domaines inexplorés. Lorsque nous nous sommes intéressés à la photographie, nous nous sommes rendus compte qu’il était possible de créer quelque chose de tout à fait original. Nous nous sommes tout à fait retrouvés dans notre intérêt pour le XIXe. Quand j’ai découvert, un après-midi aux Puces, chez les Texbraun, ce Baldus, Groupe au château de la Faloise (1857), j’ai dit à Howard : “Il est impensable que cette image ne soit pas dans un musée. Regarde, les Rembrandt, les Raphaël de la photographie sont encore à vendre, ils sont abordables !” L’attrait de l’aventure a joué. À cette époque, deux ou trois livres seulement existaient pour nous guider. La page d’un nouveau continent était à lire.

Vous avez donc commencé à rassembler la collection à une époque où le marché était émergent, où les prix n’étaient pas ceux d’aujourd’hui, mais où vous disposiez de peu d’informations. Comment avez-vous procédé ?
Comme un joueur qui a confiance dans son étoile. Mon activité dans l’art contemporain m’a beaucoup servi. Quand vous êtes face à des œuvres encore toute fraîches, qui viennent d’être achevées, et que vous devez faire des choix, il faut se lancer. Comment faire de bons choix ? C’est un mystère. Au MoMA, j’avais travaillé avec William Rubin, qui m’avait dit : “Vous avez quelque chose que beaucoup de conservateurs n’ont pas, l’œil”. Il ne m’a pas expliqué l’origine de cette qualité, elle est inexplicable. Ma connaissance n’est pas académique, je l’ai acquise en maniant des images pendant des heures et des heures, comme je le faisais autrefois avec des gravures, lorsque j’étais étudiant, en allant dans les ventes surtout à Londres, même si je n’achetais pas. Mais j’ai fait des erreurs, je suis passé à côté d’œuvres, il y en a que je n’ai pas comprises ou trop tard... On se rappelle toujours plus les images que l’on a perdues, elles sont imprimées au fer rouge.

Aujourd’hui, pour un collectionneur, le nombre de tirages d’une image est important. L’était-ce déjà à cette époque ? Demandiez-vous des informations ?
Plus ou moins. Nous voulions insérer des images de la vie dans une collection d’art minimal, austère. Il fallait des images de bonne qualité. Sans être obnubilé par l’étiquette “vintage”, je voyais bien la différence entre les épreuves de Brandt des années trente et celles qu’il refaisait à l’époque. Un bon tirage de Brassaï saute aux yeux. Les images n’étaient pas numérotées, la numérotation est venue avec l’essor du marché. Weston a limité ses tirages, mais sa numérotation ne veut rien dire. S’il a numéroté 6/30, il a peut-être tiré douze épreuves au maximum, car le malheureux n’avait pas beaucoup de clients. Les informations que l’on avait dans les années soixante-dix étaient très fragmentaires. Il fallait faire confiance à soi-même et à quelques marchands qui en savaient plus, et qui souvent devenaient des amis, les Texbraun, par exemple.

Quelle est l’originalité de la collection ?
En général, les collections ont tendance à rassembler uniquement de grandes images. La Gilman contient des monuments, des images incontournables de l’histoire de la photographie, mais aussi d’autres que j’appelle le ciment entre les briques, qui redonnent un contexte : les anonymes du XIXe par rapport à Le Gray, les secondaires par rapport aux stars. Le choix des secondaires est très difficile, l’œil intervient davantage, car pour les images importantes, tout a été préparé par les livres ou par les collections. En somme, je crois que c’est dans le dialogue entre les divas et le chœur que réside l’originalité de la collection. Et n’oublions pas combien de divas ont commencé leur carrière dans des chœurs.

A-t-elle beaucoup évolué ?
Oui, dans la mesure où tout organisme vivant évolue, mais à partir d’une structure qui reste la même. Nous venons de nous séparer par exemple d’images qui étaient surabondantes pour combler ce que nous percevons comme des manques.

Est-il encore possible aujourd’hui d’acquérir des Rembrandt ou des Raphaël de la photographie, alors qu’un Pierrot écoutant d’Adrien Tournachon (1854-1855) a atteint 1 150 000 francs, le 7 juin ?
J’étais l’un des enchérisseurs, c’est une image extraordinaire. Il en existe deux autres épreuves, je crois, à la Bibliothèque nationale et à Orsay. Il faudra attendre une génération pour en voir sortir une autre, si toutefois elle existe. Aujourd’hui, les grandes images du XIXe se haussent au prix de celles du modernisme du XXe. C’est un ajustement, la compréhension d’une période à sa juste valeur, après tout le travail accompli ces dernières années par les musées et le marché. Je ne suis pas surpris, un peu triste néanmoins, car nous ne pourrons plus acheter bientôt qu’une ou deux images par an.

Oui, mais ce renchérissement valorise votre collection.
Certes, mais comme l’idée de vendre la collection n’est dans la tête de personne…

REGARDS CONSTRUITS : PHOTOGRAPHIE ET ARCHITECTURE”?, une sélection d’œuvres de la Gilman Paper Company Collection, par Pierre Apraxine. PARIS PHOTO, 20-23 novembre, Carrousel du Louvre, 11h-20h (le 20, 11h-22h ; le 23, 10h-18h). Vernissage public le jeudi 19 novembre, 19h-23h. Entrée 60 F, catalogue du salon, 240 p., 100 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°70 du 6 novembre 1998, avec le titre suivant : La collection Gilman, un dialogue entre les divas et le choeur

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