De Victor Hugo l’avant-gardiste au presque oublié Van der Keuken

Le Mois de la Photo affiche trois thèmes : l’intimité, l’événement et l’enfermement

Le Journal des Arts

Le 6 novembre 1998 - 2757 mots

Le Mois de la Photo revient, comme chaque année paire, mais avec une stabilité et une assurance qu’on pouvait lui dénier dans les années passées. Des choix plus sûrs, un rejet plus ferme de l’amateurisme confortent une initiative qui menaçait de s’enliser dans un consensus de bon aloi. Voici une sélection parmi les quatre-vingts expositions à l’affiche.

Si le Mois de la Photo n’a pas renoncé à l’effervescence pléthorique qui l’a toujours caractérisé, les choix paraissent plus consistants, quitte à rejoindre, par les regroupements en trois sections, les grandes thématiques qui caractérisent finalement la photographie. L’intimité – de soi et des autres –, l’événement – tout simplement une lecture conventionnelle du reportage –, l’enfermement – qui peine à se définir – sont suffisamment larges pour permettre toutes les accommodations. D’autant que certaines manifestations parmi les plus intéressantes ont été présentées hors catégorie en “avant-première” (Martine Franck, à la MEP), “ouverture”, “carte blanche”, ou “invité d’honneur”.

La meilleure surprise sera sans doute Victor Hugo, non pas photographe mais confronté à l’expérimentation photographique pendant son exil à Jersey en 1852, puis à Guernesey en 1855. Vraisemblablement oisive, la famille se prend alors d’engouement pour le spiritisme et les tables tournantes, et reçoit en même temps les leçons du photographe et républicain Bacot. À un moment où la photographie est encore peu diffusée et reste l’apanage d’amateurs très avertis, Charles et François Victor, les fils, et Auguste Vacquerie, le gendre, acquièrent ainsi une  belle habileté de praticiens, qui permet à Victor Hugo d’envisager – idée avant-gardiste – d’illustrer de photographies ses propres livres, à commencer par les Châtiments, pamphlet contre Napoléon III (Musée d’Orsay ; la Maison de Victor Hugo, à Paris, présente les photographies de Bacot réalisées à Guernesey). Un même esprit d’expérimentation anime un invité d’honneur, Jim Dine, pop’artiste américain qui s’est signalé depuis les années soixante par les rapprochements d’objets incongrus, les diversités de matières, et sa passion pour les techniques de la gravure et de l’estampe. Auteur de l’affiche du Mois, il montrera à la Maison européenne de la Photographie (MEP) ses associations de traditionnelle photogravure et de technologie numérique la plus récente. Autre invité d’honneur, le cinéaste et photographe hollandais Johan van der Keuken, auquel la Galerie nationale du Jeu de Paume consacre une rétrospective, complétée par des installations, photographies, vidéos à l’Institut néerlandais, à la Maison de l’Amérique latine, à la MEP et au Studio Le Fresnoy, à Tourcoing. Van der Keuken, né en 1938, fait partie comme nombre de ses compatriotes – Van der Elsken, Oorthuys – de ces presque oubliés qui ont pourtant derrière eux une œuvre considérable et constante. Ni reporter ni socio-documentariste, il recherche une prise directe avec le réel social, hors de toutes les conventions qui régnaient quand il a débuté, dans les années cinquante. Son livre Nous avons 17 ans (1955) ne pouvait être plus objectif, puisque le photographe avait l’âge de ses modèles. Paris Mortel (1963), publié après un long séjour dans la capitale, donnait ensuite une vision trop inhabituelle de la vie citadine pour être justement apprécié dans le Paris anecdotique de Doisneau. Après son premier film, Blind Child, Van der Keuken n’a cessé de croiser, de mélanger, d’interroger les médias, de les faire réagir l’un par l’autre, l’un sur l’autre, comme si une plus exacte vérité devait surgir de ces interactions : par exemple, “Indes, montage et démontage” (Institut néerlandais), qui croise le démontage d’une séquence de film et le montage d’une séquence photographique.

Smith l’insoumis
Il aurait été souhaitable de faire aussi une place d’honneur, au moins formellement, au citoyen-photographe W. Eugene Smith (1918-1978), tant son exemple mythique plane encore sur les travaux des plus jeunes depuis les années cinquante. Figure tutélaire de l’indépendance nécessaire à la réalisation du meilleur photojournalisme, et de tous ceux qui se réclament de ses exigences, il était inexplicablement absent des programmes en France. La rétrospective de la Mission du patrimoine photographique, sans porter un regard critique sur le travail, souvent controversé, de Smith, a l’avantage de dérouler les reportages majeurs – la plupart publiés dans Life – pour lesquels il s’est épuisé, jusqu’à y laisser sa santé. L’implication personnelle du photojournaliste dans le récit des événements et des situations lui est fondamentale, depuis ces moments dramatiques de la Seconde Guerre mondiale (Okinawa, Iwo Jima), où il photographie sous le feu, sous les bombes, en première ligne, à l’égal d’un Capa lors du Débarquement. Mais Smith affiche une compassion, une humanité tendre par la proximité, par l’instant choisi – le plus expressif, émouvant, même – ou une certaine manière de viser. Un professionnalisme technique outrancier – un grand nombre d’appareils variés – et une maniaquerie du recadrage et du tirage “plombé” feront le reste. On se souvient par exemple de ce bébé blessé qu’un soldat ramasse avec précaution dans une tranchée de Saipan (1944). Toutes les images célèbres de Smith sont devenues des standards de la douleur, de l’inutile sacrifice, de la protestation, mais chacune n’est qu’un mot dans une phrase composée avec lenteur et obstination par le photographe. Cette phrase, ce récit en images qualifié de “photographic essay”, constitue son apport essentiel au langage photographique, en démarquage total de la technique parfaite mais froide et réservée que popularisait Life. Smith conçoit son reportage comme une séquence stricte et intangible, rigoureusement élaborée à partir de centaines de clichés, parfois des milliers, et exige d’en assurer la mise en page, la lisibilité, et les commentaires. Pour lui, le magazine ne doit pas seulement proposer des images, il doit reproduire une conception globale, suivie jusqu’à l’impression par le photojournaliste. Cette inadmissible revendication l’amènera à quitter Life en 1954, pour se perdre ensuite psychiquement et physiquement dans sa quête d’autonomie protestataire, au bénéfice pourtant de la force dénonciatrice de Minamata (1972). Le photographe était resté un soldat en campagne.

Le rassemblement des principaux reportages de Smith – certains sont présentés dans l’exposition intégralement, sous leur forme éditoriale – fait la démonstration d’une exceptionnelle sollicitude à l’égard des injustices, des fanatismes, des défaitismes, des détresses de vies monotones et accablées : du médecin de campagne suivi pendant quatre semaines (1948) au docteur Schweitzer (A man of mercy, 1954), de la Grande-Bretagne des mines de charbon (1950) à la sage-femme noire (1951), de l’asile d’aliénés de Haïti (1958-1959) aux pêcheurs victimes de la pollution par le mercure au Japon (Minamata, 1971-1975). Le tout dans une ombre constante et profonde qui caractérise les tirages de Smith, faits d’oppositions brutales, de difficulté de lecture dans les noirs denses, de dramaturgie des oppositions. Il n’est que le Spanish Village de 1951 pour aborder un thème pittoresque et sans dramatisation, mais Smith semble n’y avoir vu que des femmes en noir, des ruelles sombres et des deuils, drapant l’archaïsme d’une société rurale. Son grand échec sera Pittsburgh, auquel il travaille deux ans (11 000 négatifs, 1955-1956) pour n’avoir qu’une publication insatisfaisante en 1959. Mais son relatif succès reste Minamata, exacerbation de tous les principes de Smith, comme un écho au travail de deuil qui n’eût pas lieu à Hiroshima et Nagasaki.

Deux séries permettent pourtant de retrouver un artiste constamment créatif, les photographies prises pendant deux ans depuis la fenêtre de son appartement (1957-1958) qui renouvellent graphiquement une attitude de photographe anecdotique héritée du Pictorialisme, et The Loft from inside in (1958-1968) qui enregistre la vie d’un immeuble d’artistes, dans le style d’une petite Factory.

Photojournalisme responsable
Les laissés-pour-compte de l’histoire photographique, même récente, sont finalement nombreux : David Seymour (Chim, 1911-1956) est aussi de ceux-là, bien qu’il ait été co-fondateur de Magnum et qu’il participe d’une esthétique aussi rigoureuse que celle de Cartier-Bresson ou de Capa. Juif polonais, ayant fait ses études à Paris où il apprend la photographie, il fournit des images pour les magazines de gauche Vu et Regards, et couvre la guerre civile espagnole en 1936. Après une participation à la guerre de 1939-1945 aux côtés de l’armée américaine, il sera tué lors du conflit israélo-arabe de Suez en 1956. Peut-être moins attentif à sa propre publicité qu’à son éthique de photographe engagé, il se verra toujours attribuer le second rôle, et ses photographies, liées à des événements oubliés, sont rarement publiées. L’exposition, qui fait suite à un livre publié aux États-Unis en 1996, devrait permettre d’évaluer le troisième homme de Magnum (Maison Robert Doisneau, Gentilly).

On aurait pu finalement regrouper ces manifestations sous le thème de l’engagement et de la responsabilité du photographe, ce qui serait peut-être un rappel nécessaire pour jauger une certaine frivolité contemporaine. On aurait pu ainsi y adjoindre d’autres participants, exigeants et tenaces jusqu’au péril de leur vie : Michaël von Graffenried et ses images d’Algérie prises, au sens propre, “à la sauvette” et incognito, le seul fait de se vouloir témoin de la guerre civile algérienne signant un arrêt de persécution et de mort (Parc de la Villette) ; Hocine, photographe de l’AFP, prix World Press Photo 1998, pour une photo de femme pleurant, peut-être trop vite diffusée dans le monde entier comme une icône certes symbolique, mais vite assimilée par la bonne conscience internationale du devoir – d’image – accompli (MEP) ; ou Franco Zecchin (Picto Bastille), qui a traqué la Mafia sicilienne dans ses basses œuvres depuis deux décennies – voir les Chroniques siciliennes, avec Lettizia Battaglia, collection “Photo Notes”, 1989.

À ce groupe de la responsabilité vitale et de l’éthique impérieuse pourrait se mêler, comme en écho aux préoccupations généreusement écologiques d’Eugene Smith au Japon, Toshio Shibata, né en 1949, et ses 25 images de la série “Terre et Paysages”. Attitude typique d’une photographie japonaise moderne souvent ignorée dans un Occident écartelé entre le photojournalisme et les arts plastiques, Shibata mène un travail systématique sur les interventions de l’homme dans la nature et sur l’environnement urbain, pour en dénoncer l’irréversibilité et la laideur. Ses photographies ont la rigueur abstraite et froide d’un jardin zen, mais c’est pour dénoncer l’incongruité du béton, la mésalliance avec l’ingénierie, les contraintes imposées à une nature innocente (Centre national de la photographie, en même temps que le travail de Miyamoto sur les ruines urbaines).

Weegee (Arthur H. Fellig, 1899-1968), quant à lui, semble prendre le contre-pied de la responsabilité photojournalistique d’un Smith – leurs travaux sont en partie contemporains. Sans pouvoir affirmer qu’il soit vraiment irresponsable quand il opère sur le terrain du fait divers nocturne de type “polar” qui a fait sa gloire, on ne peut lui reconnaître d’autre alibi que de gagner sa vie en photographiant. De 1938 à 1945, cela consiste, en relation directe avec la police, à alimenter les journaux de New York en images de crimes, de suicides, d’incendies, d’accidents, de règlements de compte, dont journaux et lecteurs sont friands ; et aussi les cabarets, music-halls et autres lieux de spectacle. Beaucoup sont publiées dans Naked City (1945). Installé à Hollywood en 1948, il opte pour divers travaux paracinématograhiques, et des portraits de célébrités dans des miroirs déformants, effectivement amusants, très prisés du public américain. Mais la place de Weegee devrait être revue en évaluant les travaux de ses nombreux confrères de la presse, jamais étudiés (MEP).

L’intimité, une fiction ?
Le thème de l’intimité est a priori passe-partout. Comme l’écrit Denis Roche : “Autant d’individus, autant d’intimités”. Quel est en effet le photographe qui n’a pas d’abord – ou ensuite, ou en outre – photographié son intimité ? L’éparpillement guette donc ce fil conducteur, et l’on peut craindre les approximations abusives, du “Liban intime, photographies 1850-1960” (Institut du monde arabe) à “L’intime plaisir de lire” d’André Kertész (Fnac Forum). Il aurait fallu, pour donner une assise à une thématique floue, présenter un travail magistral et incontestable d’un maître de l’intime, ce qui apparemment ne s’est pas trouvé. Si l’intimité de Pierre Molinier n’épate plus personne à l’heure de la porno câblée (Galerie 1900-2000), si l’intimité de Gustave Marissiaux, pictorialiste belge en mal de Venise, de Bretagne et de jeunes femmes pas trop dénudées, risque de sombrer dans la mélancolie (Centre Wallonie-Bruxelles), on se rabattra, toujours sans grande surprise, vers la MEP pour rencontrer “Lella”, d’Édouard Boubat, ou “Françoise” de Bernard Plossu – dont une rétrospective, au demeurant, aurait pu avérer le caractère intimiste de toute sa démarche photographique. Peut-être faut-il entendre, par intimité, l’affirmation de l’ego du photographe et sa profession de foi artistique, ce qui revient en fait à accepter des expositions monographiques sur un thème proposé par l’auteur : Yves Guillot (MEP), André Martin (Centre culturel canadien), Serge Sautereau (Espace Mise au Point), Arno Raffael Minkinnen (Galerie de la Ferronnerie), Roseline Pelaquier, dont on retiendra surtout le maniement subtil des techniques du photogramme (Galerie Jean-Pierre Lambert). Deux artistes importants de la fin de siècle, Arthur Tress (Galerie Esther Woerdehoff) et Duane Michals (Fnac Étoile), mais qui n’ont avec l’intimité que des attaches latérales, sont peut-être ici indûment relégués dans des marges trop étroites.

L’exposition qui pourrait prétendre à fédérer cette thématique est intitulée “Fictions intimes”, constituée à partir des collections photographiques du Centre Pompidou (Espace Electra). C’est sans doute là sa limitation, puisqu’une collection institutionnelle, aussi bien pilotée soit-elle, ne peut avoir vocation à s’adapter idéalement à toute sollicitation. Alain Sayag a néanmoins sélectionné 140 œuvres répondant au double énoncé du titre, qui rapporte l’évocation de l’intimité à la production d’une fiction – qui s’instaurerait dès les débuts de la photographie, avec Bayard notamment. Ce saut qualitatif et réflexif nous vaudra un panorama historique éclectique mais stimulant, qui englobe l’entre-deux-guerres, période pendant laquelle la photographie devient un élément dialectique du récit, de la description ou de l’imaginaire (Man Ray, Cahun, Boiffard), pour se poursuivre jusqu’aux acquisitions les plus contemporaines. Le parcours de cette sélection pédagogique mène du portrait et de ses transformations (Pierre Dubreuil, Dieter Appelt) au corps dérisoire ou fétichisé (Bellocq, Blumenfeld, Witkin, Warhol) et au récit par l’image (Michals).

“Les lieux d’un piège”
Le thème de l’enfermement sera a priori plus âpre et austère, du moins lorsqu’il devient le sujet littéral de la photographie, “art d’incarcération”, et il faut reconnaître qu’il y a là abondante matière – enfermement physique ou psychique – dans laquelle la photographie a montré toutes les capacités d’une intervention réceptive, des photographies d’aliénés du XIXe siècle à San Clemente, de Depardon, ou Haïti, de Smith. Une exposition collective avec catalogue, “L’enfermement”, se tiendra à la MEP, complétée par l’exceptionnel travail de Jane Evelyn Atwood sur les femmes en prison (Parc de la Villette), celui de Jean-Louis Courtinat sur les lieux clos de la maladie (Galerie Fait et Cause), ou de Klavdij Sluban et les jeunes détenus de Fleury-Mérogis sur “les lieux d’un piège” (MEP).

D’autres expositions, agrégées par un raisonnement quelque peu forcé aux trois thèmes principaux du Mois de la Photo, paraissent pouvoir se soutenir par le seul intérêt de leur sujet ou la seule qualité de leur auteur. “Du coin de l’œil : la Suisse de 1848 à 1998” (Centre culturel suisse) englobe cent cinquante ans de photographie dans un pays qui a produit plus d’excellents photographes qu’on ne l’imagine, à commencer par Boissonnas, Bischof ou Schuh. “Le vieux Moscou en photos” (Musée Carnavalet) et “Les voyageurs photographes” (Galerie Colbert) devraient de toute façon apporter leur lot de découvertes et de connaissances qui aiguillonnent le “photo-boom”.

Mais une attitude française permanente consiste à aller chercher bien loin l’ersatz de ce qu’on a sous la main. Patrick Bailly-Maître-Grand a, par exemple, toujours été à part dans le cercle des artistes photographes les plus actifs et les plus révélateurs de la nature profonde du médium. Depuis une quinzaine d’années, chacune de ses séries explore un pan ontologique de la photographie, en étant produite par un dispositif spécialement mis au point pour cette expérimentation renouvelée : le panoramique rotatif de Formol’s Band, le photogramme d’une locomotive, Train de lumière, les Véroniques, monotypes négatifs par empreinte directe sur le visage. L’image est alors davantage le résultat rigoureux mais dérangeant d’une procédure qu’une projection personnelle – marque de distinction qui encourt souvent l’incompréhension – dans l’actuelle course à la banalité primée. Avec les troublants miroirs vides des “Gémelles” (Galerie Baudoin Lebon), Patrick Bailly-Maître-Grand revient au matériau et à la problématique de ses premiers travaux – les daguerréotypes de 1983 –, interrogation sur la virtualité de l’image du miroir, mais en y projetant l’absence d’une image. Dans ces vues doubles et symétriques de miroir, alternativement positif et négatif, prises de face, non seulement on ne voit aucun reflet, et surtout pas l’appareil de prise de vue, mais on ne sait plus distinguer le négatif du positif, comme si le regard perdu dans le vide effaçait tout souvenir nécessaire à l’identification. Un au-delà de la photographie qui laissera un peu d’espace aux claustrophobes de l’expositionnite.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°70 du 6 novembre 1998, avec le titre suivant : De Victor Hugo l’avant-gardiste au presque oublié Van der Keuken

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