Art du Moyen Âge, l’imagination au pouvoir

Le Journal des Arts

Le 20 novembre 1998 - 3914 mots

L’art du Moyen Âge fascine notre époque incrédule. Notre soif d’absolu s’exprime dans la contemplation des cathédrales, des sculptures, des objets d’art dont la compréhension n’est pas immédiate. Voici une histoire de cette longue période, allant du IVe au début du XVIe siècle, accompagnée d’une sélection de dix-sept œuvres-phares commentées.

Jusqu’à une date récente, les historiens considéraient que le monde antique était entré en décadence au IIe siècle, à la fin du haut Empire, et que celle-ci avait duré jusqu’à l’aube de la Renaissance, au XVe siècle en Italie, au XVIe siècle dans le reste de l’Europe. Il a fallu attendre l’époque romantique pour que l’on découvre qu’avait existé une période intermédiaire, à laquelle on a donné le nom de Moyen Âge, et qu’elle avait été un moment majeur du monde occidental dans sa nouvelle organisation politique, dans sa création artistique.

Il y a quelques années seulement, en France du moins, a été découverte une autre période qui se situe entre la fin de l’Antiquité et le Xe siècle, nommée, par absence totale d’imagination, Antiquité tardive-haut Moyen Âge. Enfin, les historiens de l’art ont tendance à considérer ces deux périodes comme un tout, le “grand Moyen Âge”, qui s’étend du IVe siècle aux premières années du XVIe siècle. Cette suppression des frontières chronologiques a permis d’ouvrir largement la réflexion et de mieux saisir une réalité qui s’étend sur onze siècles, fondée sur un échange incessant des idées et des formes, dans un retour constant aux origines. La création a été en permanence alimentée par les grandes œuvres des premiers siècles. Comment comprendre la naissance de l’architecture gothique si l’on ignore que les nouveaux édifices en ont remplacé d’autres qui relèvent de l’esthétique de l’Antiquité tardive ? Comment saisir l’originalité de la première sculpture gothique sans prendre en considération les trésors des églises qui conservaient des ivoires de cette même période ? Comment saisir le mouvement général qui emporte l’intellectuel gothique si l’on ne tient pas compte de ses lectures ?

Ce qui marque cette phase de l’histoire, tout au long de son développement, c’est la croyance en l’unité du monde occidental, malgré l’émergence des nations. La notion de frontière, dans son acception moderne, est récente. La religion est partagée par l’ensemble de la population de ce monde occidental. Il s’ensuit que la vie intellectuelle ne s’enferme guère dans des réalités territoriales, la création échappe aux nationalismes. Mouvements des idées, des formes, des êtres humains alimentent ce monde changeant dans la permanence.

L’Antiquité tardive-haut Moyen Âge
L’Édit de Milan promulgué en 314 par Constantin, qui “tolère” la religion chrétienne, est l’aboutissement d’un long processus. Celui-ci s’élabore dès le IIe siècle et met en évidence une attitude nouvelle de l’homme dans ses rapports avec le divin, dans ses rapports avec l’autre. Les dieux sont morts. L’inquiétude du Dieu unique est diffuse. La civilisation qui se met en place reste romaine. Elle s’inscrit dans le cadre de cet empire romain aussi vaste qu’accueillant à l’autre, à la diversité. Le christianisme affirme dans ce même esprit d’ouverture que l’homme est fils de Dieu, ce qui établit une égalité complète entre les êtres humains, quels que soient leur sexe, leur race, leur couleur de peau. Il s’agit de la première religion dont le Dieu unique proclame l’universalité. Pour célébrer le culte qui, dès la fin du IVe siècle a été officialisé, il est nécessaire de créer : de bâtir des temples – les églises– , d’imaginer des objets indispensables à la célébration du culte, de renouveler l’iconographie... Cette création va prendre deux aspects : son cadre est urbain, à l’image de la civilisation romaine, et il est insufflé par l’Empereur. Ici encore, la tradition antique perdure, qui impose à l’État des devoirs très rigoureux. Le premier art chrétien est aulique, bénéficie des largesses impériales, s’affirme dans la somptuosité. Les grandes villes de l’Empire en bénéficient. Rome d’abord, où va s’installer le successeur de saint Pierre, dans un palais – le Latran – cédé par l’Empereur ; où se trouvent inhumés Pierre et Paul, où souhaite se faire enterrer la famille impériale. Mais aussi Milan, Trèves, Jérusalem... Durant deux siècles au moins, il n’a jamais été autant construit, sculpté, décoré, créé. Cette religion nouvelle, apparue au sein d’une sensibilité nouvelle, a besoin de trouver d’autres moyens d’expression : l’architecture antique était lourde et massive, car voûtée ; elle devient légère, lumineuse, car charpentée. Le temple antique était destiné aux prêtres ; l’église, qui signifie assemblée, est destinée aux fidèles. Dans le temple antique, le décor était réservé à l’extérieur ; dans le nouveau, il se concentre à l’intérieur pour célébrer Dieu et donner aux fidèles une idée de la transcendance : colonnes et pavements de marbre, mosaïques, pièces d’orfèvrerie. L’innovation la plus marquante touche au rôle de la lumière dans son rapport avec l’œuvre créée. Plotin avait déjà insisté sur le fait qu’elle était un élément du divin, qu’elle permettait de transcender le monde pour découvrir la réalité divine. Le culte de Mithra s’exerçait dans les cavernes obscures ; celui de Dieu s’affirme au contraire dans la lumière. Ainsi s’explique le succès de techniques existantes mais qui prennent un développement inconnu jusqu’alors. L’orfèvrerie a toujours été une passion romaine à usage civil. Elle prend un caractère religieux et envahit le sanctuaire de l’édifice de culte. La mosaïque couvrait les sols des bâtiments civils, thermes, basiliques, villas, les murs étant peints. Elle devient pariétale et vient couvrir les murs en même temps que la technique se transforme par l’importance donnée aux tesselles d’or. La lumière rebondit, éclate, rejaillit sur ces grandes surfaces dorées où se détachent de grands personnages reproduits par des tesselles colorées.

La mort a entre-temps changé de sens. Le chrétien vit dans la promesse de l’au-delà, il attend la Résurrection. C’est dire que la mort, qui était une préoccupation forte des Romains, prend une nouvelle signification. Le corps exige des soins particuliers – que lui apporte le vivant qui prie pour les morts, qui exige le respect du corps. Ici encore, le chrétien s’inscrit dans la tradition antique. Le plus aisé cherche à reposer dans des cuves de marbre, venant de Proconèse, d’Italie ou des Pyrénées, dont les flancs et le couvercle sont ornés de scènes qui sont en lien étroit avec la mort chrétienne. La production gigantesque, quasi industrielle, a eu un rôle important dans la diffusion de l’iconographie nouvelle – les sarcophages sont placés au-dessus du sol –, dans l’évolution du style. Mieux que d’autres réalisations, ils témoignent d’un goût nouveau : la ronde-bosse, le haut-relief, qui avaient tenu une telle place dans la civilisation antique, font place aux bas-reliefs. Il ne s’agit plus de dégager les formes mais de les suggérer en épargnant le matériau. La lumière glisse sur ces surfaces à peine interrompues par le décor. Ici encore, il faut voir non pas un abandon de la maîtrise technique, mais une appréciation nouvelle du rapport entre le fond de la dalle et la figuration. C’est elle qui donne sens et signification, l’intensité qu’elle exprime suffit aux chrétiens. Les sarcophages récupérés à l’époque carolingienne pour la sépulture des grands personnages ont été “redécouverts” au XIe siècle, par les artistes d’abord, par les commanditaires ensuite, et ont eu un rôle de déclencheur dans la renaissance sculptée contemporaine.

Cette première période de l’Antiquité tardive-haut Moyen Âge a été celle de la koinè, d’un monde bouleversé par la religion nouvelle qui donnait foi et espoir. La seconde, qui s’étend du VIe au VIIIe siècle, est celle de l’éclatement, avec l’apparition des royaumes barbares. Cette dislocation est néanmoins tempérée par l’unité que maintient l’église. Rome, qui n’est plus la capitale politique de l’Empire depuis 476, devient la capitale religieuse. Son passé antique prestigieux, la primauté du siège chrétien, le rôle des papes qui poursuivent la politique de création impériale, la présence des tombes de deux grands apôtres assurent la permanence et l’unité spirituelle. En fait, les Barbares sont déjà fortement romanisés et cherchent à s’intégrer à la civilisation qu’ils découvrent, qui est celle de l’Antiquité tardive avec laquelle le rapprochement est le plus aisé. La difficulté demeure la religion, non que le paganisme soit encore de mise, mais la plupart des peuples sont ariens. La force de Clovis et de ses successeurs est de s’être convertis au catholicisme, trouvant aussitôt un appui très fort dans l’église et une connivence avec la société romaine. Grégoire de Tours, en l’évoquant, n’a pas hésité à l’appeler le nouveau Constantin. Ainsi se définit une Europe occidentale qui établit une nouvelle synthèse à partir des traditions des différents peuples barbares et de l’héritage romain. Leur sédentarisation a eu comme effet immédiat l’apparition de capitales au sens romain du terme, et, dans le domaine qui nous intéresse, une activité artistique alimentée par la cour, et plus particulièrement par le souverain. Ainsi se font jour des civilisations différentes, qui trouvent une nouvelle unité grâce à l’acceptation de l’héritage : Lombards, Wisigoths, Francs, mais aussi les royaumes des Îles britanniques, les Pays scandinaves et les Slaves. L’activité artistique s’inscrit dans la tradition des IVe-Ve siècles, les besoins dans le domaine religieux n’étant pas encore satisfaits. Certaines de ces civilisations sont particulièrement brillantes : la Gaule d’abord, avec les Francs qui ont su constituer un royaume fort et puissant, la Péninsule ibérique des Wisigoths, où la fusion des peuples s’est opérée. Dès le VIIe siècle, l’une et l’autre ont trouvé des solutions nouvelles qui montrent un éloignement des modèles du IVe siècle.

Cette période se caractérise par son goût pour l’or, les perles, l’orfèvrerie. Les textes en témoignent abondamment, les découvertes archéologiques le confirment. Il s’agit d’objets de culte, d’abord, ou associés au culte comme les couronnes wisigothiques accrochées au-dessus de l’autel par le souverain, le calice et la table d’autel – en réduction – de Gourdon (BnF), et ces reliquaires précieusement conservés dans des trésors ; d’objets civils, ensuite, miraculeusement préservés dans les tombes de souverains ou de grands personnages. L’interdiction romaine d’inhumer un mort avec des objets est alors tombée en désuétude. L’accompagnement familier est indispensable. Déjà Childéric Ier, père de Clovis, avait donné l’exemple, qui se retrouve chez la reine Arégonde et chez tant d’autres. Parmi ces bijoux se distingue le grenat, cette pierre précieuse sertie dans des cloisons d’or, qui laisse jouer les fonds de métal et crée l’étonnement par la variété de ses tons. Les contemporains en ont été émerveillés ; ils l’ont utilisé dans leurs parures comme sur les objets religieux les plus précieux et les plus riches. Par sa transparence et son scintillement, le grenat relève de cette transcendance et de cette soif d’absolu.

La troisième période est celle de la Renaissance carolingienne. Elle s’inscrit dans la tradition, mais dans une tradition renouvelée. La volonté du souverain est de recréer l’Empire de Constantin, unitaire et chrétien, non plus fondé sur la Méditerranée mais axé sur le nord et cherchant à s’étendre vers l’est. Si les rapports avec Rome sont étroits, le roi, bientôt l’empereur, met en évidence son indépendance vis-à-vis de la papauté. Son pouvoir, exprimé par Aix-la-Chapelle, allie le politique, l’aula, le religieux, la chapelle. Il s’appuie d’autre part sur les intellectuels qu’il attire à sa cour, venant de tous les pays et recréant l’unité du monde occidental. La vie de l’esprit paraît essentielle à ses yeux, elle participe de cette volonté unitaire qu’offre déjà la religion. Ce sursaut contre les forces de désagrégation a duré un peu plus d’un siècle, avant d’être emporté par le mouvement  inexorable de la vie. Mais cette période a très profondément marqué le monde occidental : elle est devenue mythique. Elle a vu se développer une activité intellectuelle et artistique dont il est rare de trouver des témoignages aussi intenses dans l’histoire, comme le montrait l’exposition d’Aix-la-Chapelle en 1965. Aucun domaine n’a échappé à la vigilance des souverains, qui renouent ici encore avec la tradition antique du commanditaire.

Directement ou grâce à l’intermédiaire de personnes proches ou désignées à cet effet, il influe sur l’activité artistique : iconographie, artiste... La création ne peut échapper à la politique, elle en est une composante, elle l’exprime. Ainsi peut-on expliquer que les références soient empruntées au premier art chrétien, dans l’architecture comme dans la plupart des techniques. L’enluminure et l’ivoire en témoignent mieux que bien d’autres. Le livre se trouve en grande partie renouvelé au cours de cette période, dans la recherche de purification des textes sacrés et dans leur illustration qui se veut démonstration de la foi. Jamais on n’avait atteint une telle perfection technique ; jamais l’inspiration ne s’était aussi rapidement renouvelée, grâce à des générations de créateurs liés à de grands personnages : roi, empereur, prélat, abbé. Certains objets sont demeurés des références, nourrissant les générations suivantes. L’ivoire soulevait la question de la fourniture du matériau. D’Asie ou d’Afrique, il ne parvenait plus en Occident depuis plusieurs siècles. Son commerce fut rétabli dans des conditions inconnues, permettant d’utiliser des plaques épaisses que le sculpteur pouvait profondément creuser pour dégager des personnages en fort relief. Les œuvres produites n’ont vraisemblablement pas été nombreuses. Il en subsiste aujourd’hui 180, la plupart dépassant en qualité, en puissance d’imagination, en invention les plus beaux ivoires antiques et byzantins. Elles furent aussitôt conservées précieusement dans les trésors des églises.

L’art roman : l’éclatement du monde occidental
Rongé de l’intérieur, subissant de violentes attaques extérieures, l’Empire carolingien s’est effondré en même temps que disparaissait le rêve qu’il avait porté de l’unité chrétienne du monde occidental. Il avait cru pouvoir arrêter le temps, celui-ci reprenait sa course inexorable. L’Antiquité tardive-haut Moyen Âge laisse place à une nouvelle période, qui sera celle des royaumes occidentaux. Avant de constituer des forces terrifiantes destinées à s’affronter en des guerres fratricides, il a fallu recomposer de petites unités qui s’étaient multipliées par atomisation du pouvoir. Ce dernier se trouvait réparti aux mains de milliers de petits seigneurs, qui avaient profité de l’effondrement carolingien pour assurer leur indépendance. La féodalité a été le moyen de mettre un peu d’ordre dans ce désordre, en l’habillant d’un vêtement juridique. Cet éclatement est général, touche des domaines aussi sensibles que la langue. La tour de Babel devient réalité par affirmation des langues indépendantes. Comme les Capétiens, qui sont emblématiques d’une volonté de recomposition territoriale, le souverain va se concentrer sur son royaume. Du côté religieux, la situation n’est guère plus brillante. L’église, récupérée par le pouvoir politique, tente de lui échapper pour retrouver sa place dans la société. Il s’agit de l’arracher aux laïcs. Très rapidement, elle retrouve son rôle séculier, mais surtout régulier. Ce sont les grandes réformes, dont celle de Cluny qui a très profondément marqué le monde occidental : les créations d’ordres religieux, comme celui de Cîteaux qui va s’étendre de la Bourgogne à l’ensemble de l’Europe. C’est une période de grande foi, non pas la foi de ces grands intellectuels carolingiens mais la foi de l’homme d’action, du décideur, du combattant.

En même temps, on assiste à des bouleversements qui touchent à la démographie, à l’économie, à la ville. Sans vouloir établir une hiérarchie ou une chronologie , il faut reconnaître leur concomitance. Dès la fin du Xe siècle, le boom démographique se fait jour et se poursuit jusqu’au milieu du XIIe siècle. L’économie se renouvelle, devenant une économie de production grâce à un rendement multiplié de la terre, obtenu par d’importantes conquêtes du sol. Le commerce ralenti, parfois même abandonné, retrouve sa dynamique sur des routes terrestres et fluviales régénérées. La ville, enfin, cruellement rétrécie à l’époque carolingienne par fuite de la population, se repeuple, des bourgs et des faubourgs se constituant même à l’extérieur des remparts antiques. L’Europe occidentale redevient riche, retrouve son ambition, affirmée dès l’extrême fin du XIe siècle par sa volonté de reconquérir la Terre Sainte.

Ce panorama nouveau devait avoir une incidence sur la création, dont les conditions vont être entièrement renouvelées. L’époque précédente, l’Antiquité tardive-haut Moyen Âge, avait été marquée par le fait que le commanditaire était le souverain. Celle-ci tranche par l’apparition plus démocratique des commanditaires multiples : du côté religieux, évêque, abbé ; du côté civil, chaque seigneur devient maître d’ouvrage et est prêt à engager des sommes importantes pour la réalisation de son projet. Cette multiplication d’intervenants a eu une conséquence sur le volant  d’activités mais aussi sur le choix de l’artiste, qui n’obéit plus à des motifs politiques ou idéologiques mais à la sensibilité personnelle des décideurs. La diversité de l’art roman tient à ce phénomène très simple de multiplication des êtres humains, et s’étend à l’ensemble de l’Europe, les différences qualitatives étant la conséquence des moyens financiers mis en œuvre et non, comme on l’a trop souvent cru, d’une évolution des formes.

Les grands changements n’ont cependant pas été immédiats : nombre de commanditaires, d’artistes, sont restés maladroitement attachés à des formes antérieure, devenues par-là même archaïques. Dans l’architecture comme dans l’enluminure, les artistes sont nourris d’exemples carolingiens, parfois même de l’Antiquité tardive, qu’ils interprètent plus ou moins adroitement, plus ou moins fidèlement.

Le renouvellement intervient à la fin du XIe siècle, dans ce second âge roman qui manifeste une politique plus assurée de la part des décideurs, une maîtrise plus forte des artistes. Cette dernière apparaît dans l’architecture religieuse, qui doit être entièrement voûtée, ce qui introduit un traitement de l’espace intérieur opposé à celui défini au IVe siècle ; dans la sculpture, où l’on voit réapparaître le relief, le haut-relief, et même la ronde-bosse. L’invention extrême a été le tympan, admirablement composé et s’intégrant dans l’architecture monumentale, mais aussi dans des monuments indépendants qui ont généralement disparu dès l’époque classique, en raison de leur encombrement à l’intérieur de l’édifice.

La création la plus originale, ou plutôt son expansion, a été l’émaillerie. Certes, elle existait, mais elle prend deux aspects nouveaux : elle est champlevée et sur cuivre. La région de la Meuse, celle d’Aquitaine ont regroupé les plus grands créateurs de l’époque. Dans la première se mêlent iconographie et invention technique ; dans la seconde, l’iconographie est moins remarquable que l’invention. Cette émaillerie sur cuivre doré avait le grand avantage d’être financièrement accessible. Ainsi s’explique son succès, qui transforme une technique en possibilité commerciale. Limoges s’en est fait une spécialité dès le début du XIIIe siècle.

L’art gothique
L’art gothique est généralement considéré comme une vaste parenthèse dans l’histoire de l’art. Cette opinion se fonde avant tout sur l’architecture, où se font jour des solutions nouvelles que seules l’architecture de métal, au XIXe siècle, et celle de béton, au XXe siècle, ont retrouvées. Comme toujours, la réalité, mieux cernée qu’elle ne l’était il y a une vingtaine d’années, oblige à nuancer fortement cette opinion. D’abord, le champ territorial et chronologique de son développement n’est pas uniforme. La France précède de près d’un siècle les autres pays qui ont poursuivi leur aventure romane. Le manifeste de la nouvelle école est Saint-Denis, en 1144, dont la réalisation englobe toutes les techniques, fusionnées en un monument unique et homogène : architecture, sculpture, vitrail, orfèvrerie. Seule la peinture échappe à cette synthèse. Les possibilités offertes étaient telles que les artistes septentrionaux l’ont développé jusqu’aux premières années du XVIe siècle, alors que l’Italie s’engageait sur une voie nouvelle que tous ont rejoint un siècle plus tard. L’art gothique, ou plutôt l’architecture, a été très souvent réduit à une question technique, c’est-à-dire le couvrement et les conséquences qu’il entraînait. Viollet-le-Duc avait fourni au XIXe siècle une explication rationaliste du principe gothique qui paraissait épuiser les questions posées. Ici encore, la remise en cause du théorème de Viollet-le-Duc a permis d’ouvrir plus largement le débat tout en le situant plus précisément. La voûte d’ogive, imaginée à l’époque romane, a été la réponse des architectes du milieu du XIIe siècle pour voûter de pierre des vaisseaux très larges : la voûte de pierre – en plein cintre ou brisée – de l’époque ne pouvait dépasser 9 mètres de large. Chartres atteint 16,48 mètres. En même temps, les architectes ont cherché à rivaliser avec les édifices charpentés de l’Antiquité tardive-haut Moyen Âge dans la largeur des vaisseaux, la minceur des murs, l’éclairement. En fait, la première architecture gothique se définit comme l’heureuse synthèse entre le parti de l’architecture du IVe siècle et celui du couvrement de pierre défini à l’époque romane. L’évolution générale s’est faite ensuite vers plus de lumière encore, obtenue grâce à la hauteur des voûtes et à la disparition du mur occupé par des baies, vers une maçonnerie de plus en plus réduite, vers une spatialité plus affirmée. Les variations musicales sur le thème originel se sont révélées infinies suivant les pays, les époques, les architectes.

L’apparition de l’art gothique s’effectue dans un climat intellectuel spécifique : à Paris et dans la région voisine, au milieu du XIIe siècle, alors que se développe ce qu’il est convenu d’appeler la métaphysique de la lumière. Les grands penseurs de l’époque alimentent leur réflexion dans la lecture des textes de l’Antiquité tardive inspirés en partie de Plotin. Cette métaphysique de la lumière dont l’abbé Suger, constructeur de Saint-Denis est fortement imprégné, marque l’ensemble de la production contemporaine pour créer un tout. La comparaison avec la Jérusalem Céleste, imaginée dans l’Apocalypse de saint Jean, provoque l’émerveillement des contemporains. Le Saint-Denis imaginé par l’abbé Suger aurait rivalisé avec Sainte-Sophie de Constantinople si la mort ne l’avait empêché de terminer son entreprise folle.

Cet art gothique est lié à Paris et à la région, qui en deviennent les moteurs. Paris est officialisé, en cette fin du XIIe siècle, comme capitale de la France et, pour deux siècles, capitale intellectuelle et artistique de l’Europe occidentale. Les artistes qu’elle attire, venus de nombreux pays, élaborent le bon goût, le diffusent. L’apparition d’une clientèle de plus en plus captive aboutit à une laïcisation de la production qui ne peut plus se réduire au seul service de l’autel. Frédéric II avait montré la voie, dès la première moitié du XIIIe siècle, du rôle de la création artistique dans l’action politique. Il faut dire qu’il cherchait à renouer avec la tradition antique. À compter du XIVe siècle, les grands souverains, les rois de France (Philippe le Bel et surtout Charles V), les papes d’Avignon, l’empereur Charles IV, mais aussi les rois d’Espagne s’ingénient à développer un art de cour. L’Europe offre ainsi un panorama unique de cette activité, sous-tendue par des moyens financiers exceptionnels. Vers les années 1400, elle semble même parler une seule langue, à laquelle a été donné le nom de “style international”.
Le rêve était trop beau pour se prolonger, notamment dans l’Europe du Nord qui s’épuise dans ce qu’il est convenu d’appeler la guerre de Cent Ans et se réveille non plus princière, mais bourgeoise.

Se développe une activité artistique entièrement renouvelée, obéissant à de nouveaux objectifs, plus prosaïques, plus individualistes, dans le domaine civil comme dans celui de la religion. La manière d’habiter devient un souci qui se reconnaît au confort des maisons, à la séparation apportée entre la vie professionnelle, la vie sociale et la famille. Le mobilier se développe et se diversifie ; la table s’enrichit de vaisselle, les murs se réchauffent de tapisseries qui s’offrent à tous les prix. En même temps, la piété s’individualise. Les oratoires privés se multiplient ; les bourgeois les plus riches décorent les chapelles des églises de ces beaux retables de bois doré et peint dont la mode est amplifiée de façon telle que certaines villes s’en font une spécialité (Anvers, Bruxelles...). Jamais la production n’a été aussi intense qu’en cette fin du XVe siècle, destinée à satisfaire une clientèle riche mais toujours fidèle à sa foi. Les grands bouleversements de la Renaissance n’ont pas encore apporté l’inquiétude.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°71 du 20 novembre 1998, avec le titre suivant : Art du Moyen Âge, l’imagination au pouvoir

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